À l’encontre des mensonges et de l’intolérance

No 033 - février / mars 2010

Adoration

À l’encontre des mensonges et de l’intolérance

Paul Beaucage

Depuis un certain temps, Atom Egoyan cherche à donner un nouveau souffle à ses créations cinématographiques d’envergure. Voilà pourquoi on a vu le cinéaste s’aventurer dans les domaines parallèles de l’art moderne (il a présenté l’installation Hors d’usage [2002] au musée d’Art contemporain de Montréal), de la télévision (Knapp’s Last Tape [2000]) et du court métrage (Diaspora [2001]). Il tente constamment de renouveler son style tout en demeurant fidèle à lui-même, voire au cinéma d’auteur. Mais l’impasse artistique dans laquelle il se trouve ne découlerait-elle pas surtout de sa dépendance plus prononcée que par le passé envers différentes compagnies de production qui lui imposent leurs propres objectifs commerciaux ?

En effet, à la suite de l’indéniable triomphe de The Sweetherafter (1997), un harmonieux mélange de tragédie contemporaine et d’apologue féérique, ses films (Felicia’s Journey [1999], Ararat [2002] Where the Truth Lies [2005]) n’ont pas su séduire un public de cinéphiles exigeants. S’inspirant d’un fait divers, Egoyan réalise Adoration (2008), une œuvre nettement plus intimiste et plus cérébrale que sa précédente. Simon, un jeune garçon, se fait passer pour le fils d’un terroriste qui a tenté en vain de faire exploser un avion dans lequel devaient prendre place 400 passagers, dont sa femme et son fils potentiel. Ce faisant, le jeune garçon essaie d’exorciser les démons qui le hantent. Mais est-il avisé d’agir ainsi ?

L’imbrication du vrai et du faux

Comme Akira Kurosawa dans Rashomon (1950) et Alain Resnais dans Je t’aime, je t’aime (1968), Atom Egoyan déconstruit sa narration de manière à éviter la monotonie formelle. Grâce à un montage non chronologique d’une grande dextérité, il mêle la fiction à la réalité, le passé au présent, sans pour autant brouiller la progression de l’intrigue. De cette façon, il tente de faire comprendre au public qu’il est parfois difficile de démêler le vrai du faux et inversement. Au début du film, on croit que Simon est réellement le fils d’un terroriste qui a planifié de faire exploser un avion comprenant quelques centaines de passagers. Plus tard, on a l’impression qu’il s’agit d’un musulman assassin ou d’un petit terroriste intégriste, qui n’a pas hésité à entraîner sa femme dans la mort parce que cette dernière ne partageait pas sa vision sectaire de l’existence. Finalement, il apparaît sous son vrai jour : comme un luthier épris d’art et plein de sensibilité.

Pour souligner la chose, le réalisateur a recours à une suite de cadrages serrés qui traduisent la délicatesse, l’ouverture d’esprit de ce personnage. Egoyan contrebalance les séquences du début du film nous montrant un être manipulateur à souhait, qui feint d’aimer une jeune femme naïve afin de l’utiliser d’une manière ignoble. À l’instar de Simon, le spectateur en vient peu à peu à appréhender l’amour sincère que Sami et Rachel se vouaient mutuellement.

La signification des mises en abîme

Fidèle à lui-même, Egoyan intègre à son œuvre cinématographique différents modes de communication contemporains. Esthétiquement, le réalisateur et son opérateur Paul Sarossy ont su jouer sur la texture des images de manière à ce que les transitions entre les différents moyens communicationnels s’effectuent sans heurt. Cela explique le fait que la mise en scène du film est dénuée de toute forme de maniérisme. Le regard qu’Atom Egoyan porte surtout sur l’Internet ne manque ni d’humour, ni de lucidité. Dans Adoration, comme dans la réalité, on constate que ce média sert d’exutoire à bon nombre de personnages qui ne sont pas en mesure d’établir des relations adéquates avec leurs semblables. Il constitue à la fois une tribune pour les gens qui ne sont pas capables de se faire entendre et un outil de propagande dont il faut se méfier.

Une telle considération permet au cinéaste de procéder à une critique éclairée de la diversité des opinions. D’abord, on apprend qu’un individu d’origine juive considère que sa vie a été gâchée par un attentat qui n’a pas eu lieu. En d’autres termes, sa phobie d’un attentat terroriste est à ce point prononcée qu’il se perçoit constamment comme la victime effective d’une tragédie potentielle. Par la suite, on verra une jeune fille moralisatrice et un intégriste musulman se permettre de faire la leçon à Simon sans se douter un instant qu’il ne leur dévoile pas sa véritable identité.

Des personnages-symboles ou archétypes

Atom Egoyan a préféré représenter des personnages à connotations symboliques plutôt que de dépeindre des êtres comportant une série de particularités psychiques. Ainsi, il crée une importante complémentarité entre le récit et l’évolution de ses figures. Rachel symbolise un idéal de beauté, d’art et de sensibilité. Son ouverture d’esprit et sa magnanimité contrastent avec l’intolérance et le dogmatisme qui caractérisent son père. C’est pourquoi elle ne peut supporter de voir celui-ci témoigner de l’hostilité envers Sami. Toutefois, soucieuse de préserver une forme d’harmonie familiale, elle n’est pas encline à rabrouer son père. Pour sa part, Simon apparaît comme un être perplexe, en quête de son identité et à la recherche d’une certaine vérité familiale. En ce qui a trait à Sami, il reste fier de son héritage culturel et se montre prêt à le défendre en tout temps. D’où l’ampleur des conflits qui l’opposent à Morris. Du reste, le refus de Sami de se faire fustiger pour des motifs ethniques ou religieux témoigne de sa volonté de dignité. Sur les plans artistique, moral et physique, il a des affinités prononcées avec Rachel (des affinités électives eût affirmé Goethe). En d’autres termes, leur relation de couple symbolise la notion de Beauté artistique, au même titre que la musique qui émane du violon de Rachel.

Sabine cumule les fonctions de professeur de français et de théâtre dans l’école secondaire anglophone que fréquente Simon. Comme elle sait que ce garçon est le fils de Sami, elle tente de veiller sur lui, avec discrétion, tel un ange protecteur. Elle est un témoin lucide de la réalité dans laquelle elle évolue. Elle lutte avec conviction pour améliorer sa qualité de vie et pour contrer l’intolérance dont sont victimes certains de ses proches. La volonté que manifeste Sabine à transcender les clichés lui permet d’agir comme catalyseur et révélateur du récit. Il nous apparaît clair qu’elle est l’instigatrice consciente de la quête du père à laquelle se livre Simon. À l’instar d’Atom Egoyan, elle dilate l’axe spatiotemporel de la fiction afin d’interpeller les gens mal informés, les incitant à adopter des comportements plus conciliants, plus éclairés envers les autres.

Quant au personnage de Tom, il se situe d’abord à l’opposé de Sabine : il représente principalement la passivité et la résignation de la majorité des citoyens face à l’ordre établi. Son absence de sympathie pour le sort des autres lui donne souvent l’apparence d’un être plus antipathique qu’il ne l’est vraiment. Influencé par les préjugés xénophobes que l’on entretient envers les musulmans, en Amérique du Nord, depuis les attentats du 11 septembre 2001, Tom juge approprié de garder ses distances par rapport aux représentants de cette communauté. En outre, il sait pertinemment que le père de Simon n’était pas un assassin ou un terroriste, mais il s’abstient d’en informer son neveu, même si cela lui porte un grave préjudice. Fort heureusement, la présence de Sabine fera prendre conscience à Tom de son erreur. Sachant qu’il y a une certaine part de générosité en lui, elle n’hésite pas à le soumettre à une série d’épreuves dont il sortira grandi.

Prédominance de l’universalisme

Le propos qu’Atom Egoyan tient au sujet de la vérité et de la religion se révèle riche de sens et complexe. Sans ambages, on peut affirmer qu’Egoyan croit à la vérité universelle des choses. S’il est clair que le cinéaste récuse les sophismes et la conception de Protagoras selon laquelle « l’homme est la mesure de toute chose », il reste ouvert à l’expression d’une diversité de points de vue, pour autant qu’ils se manifestent dans le respect d’autrui. Ainsi, il ne traduit aucune préférence pour l’une ou l’autre religion, se contentant d’adresser aux fidèles une habile mise en garde par rapport aux excès de toute croyance (il montre des dérapages relatifs aux trois grandes doctrines religieuses monothéistes que sont le christianisme, l’islam et le judaïsme). La seule « religion » à laquelle il croit est celle qui réunit l’Art et l’Amour parce qu’elle transcende les particularismes et atteint l’ensemble des êtres humains.

On ne s’étonnera pas de constater que le réalisateur insiste sur la nécessité, pour le genre humain, d’en arriver à des consensus de manière à résoudre certaines problématiques. Il considère, à la manière du philosophe Bertrand Russell, que les comportements injustifiés dans la société civile ne sauraient être perçus autrement parce qu’ils revêtent une dimension religieuse. Cependant, Egoyan se garde de stigmatiser les sentiments pieux, qui peuvent engendrer des comportements aussi nobles qu’altruistes.

Atteignant un souhaitable équilibre entre la raison et l’émotion, il a réalisé une œuvre qui, au-delà de quelques imperfections narratives, brosse un portrait généreux et nuancé de la condition humaine. Oui, Atom Egoyan a pleinement mérité le Prix œcuménique qu’il a remporté au Festival de Cannes, pour Adoration, en 2008.

Thèmes de recherche Arts et culture
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