Gagner sa vie sans la perdre
Le syndicalisme de combat est-il encore pertinent ?
Dans cette période de morosité syndicale, il me semble utile de revenir sur le syndicalisme de combat qui a animé les luttes des militants de la Confédération des syndicats nationaux (CSN) et de la Centrale de l’enseignement du Québec (CEQ, maintenant CSQ) durant les années 1970, pour en démêler ce qui est encore valable de ce qui est non seulement périmé, mais était déjà nuisible à l’époque.
À la fin des années 1960 et au début de la décennie suivante, des luttes syndicales musclées traversent tant le secteur public que privé. Pour rendre compte de ces batailles, j’avais dirigé, à la demande du Centre de formation populaire (CFP), un atelier et écrit un court texte, distinguant un syndicalisme combatif des autres types de syndicalisme [1]. À mon étonnement, ce texte, inspiré par la dialectique gramscienne entre sentir, comprendre et savoir, et entre spontanéité et direction des combats [2], est devenu le guide plus ou moins anonyme de plusieurs militants syndicaux.
Le syndicalisme de combat vise essentiellement à affermir le rapport de force des syndicats face aux patrons, non seulement durant la période de négociations, mais durant la période de paix des relations industrielles [3]. Or, la puissance d’un syndicat est directement proportionnelle à la conscience et à la mobilisation de ses membres. Car un syndicat, dont le fonctionnement ne repose que sur les travailleurs libérés ou les permanents, est un regroupement squelettique, sans chair et sans vie propre. Aussi, renforcer le pouvoir syndical revient à le démocratiser.
La démocratie syndicale
L’assemblée générale (AG), qui, sauf dans des syndicats de boutique, a le pouvoir de décision ultime, est une instance lourde et difficile à réunir. Il faut donc créer, entre l’AG et le comité de direction (CD), un conseil syndical (CS) qui a tous les pouvoirs entre les assemblées générales. Les conseils syndicaux, mis sur pied dans les années 1970, existent presque tous encore aujourd’hui, même si plusieurs sont à bout de souffle… démocratique.
Le CD ne doit prendre aucune décision. Il doit informer, avec la plus grande transparence possible, le conseil syndical, lui présenter des alternatives, voire lui suggérer des orientations, mais c’est au CS, seul, à décider entre les AG. Les délégués syndicaux doivent provenir de tous les départements couverts par l’unité d’accréditation (par exemple, pour un syndicat d’enseignants d’une commission scolaire, toutes les écoles et, pour les grandes écoles, tous les niveaux ou toutes les disciplines d’enseignement devraient être représentés par un délégué). Le rôle fondamental de celui-ci est de servir d’intermédiaire entre les membres de son département et le syndicat, en informant le CS de ce qu’ils pensent et en rendant compte à ceux-ci des décisions du conseil syndical. (Je me suis toujours moqué du caractère bureaucratique des fédérations, des unions ou des centrales qui paient des compagnies de sondage pour savoir ce que pensent leurs cotisants.)
L’enquête-participation menée par les départements est sans doute la meilleure façon de recueillir l’avis des membres sur des enjeux. Ces petites rencontres où la discussion est ouverte, informelle et conviviale plaisent particulièrement aux jeunes qui se méfient de tout mot d’ordre venant d’en haut et qui ne militent que s’ils peuvent s’approprier les orientations syndicales. L’incitation à la création de comités sur des sujets qui intéressent les membres, même s’ils ne sont pas directement liés à des activités syndicales (par exemple, l’environnement ou les relations Nord-Sud), est également un des outils pour intégrer des membres au syndicat, comme l’a expérimenté le SEPB-574 [4] de la Fédération des travailleurs et travailleuses du Québec (FTQ). Ces comités se forment plus facilement en période de conflit, comme l’a encore démontré la récente grève du Syndicat des professeures et professeurs de l’UQAM (SPUQ) durant laquelle des dizaines de comités, spontanément construits dans une joyeuse anarchie, ont joué un rôle non négligeable dans la victoire arrachée après sept semaines d’interruption du travail. Enfin, des cours de formation syndicale et politique (dans la mesure où les syndicats sont concernés par tout ce qui relève de la vie citoyenne) doivent être offerts à des heures, dans des lieux et sous des formes appropriés.
La démocratisation syndicale, une des deux bases du syndicalisme de combat, n’a donc pas vieilli, même si certaines de ces modalités doivent tenir compte de l’individualité plus affirmée des membres de la jeune génération.
Pour briser les politiques patronales d’isolement, les syndicats doivent s’allier (on dirait aujourd’hui doivent créer des réseaux) avec tous les groupes et organisations qui partagent des objectifs et des valeurs concordantes : justice et équité sociales, liberté, égalité des genres, intégration des immigrants, respect de l’environnement, etc. Cette tâche s’impose d’abord au sein même de l’entreprise où se côtoient différents syndicats. Et elle n’est pas facile. Comment, par exemple, briser dans les maisons d’enseignement le regard hautain ou indifférent que posent sur les autres employés la majorité des enseignants ? Comment bâtir et maintenir aux plans local, régional et national des réseaux, y compris dans les périodes de relative paix syndicale ou sociale ? Le réseau a remplacé l’alliance, mais la difficile besogne demeure la même : engendrer de la solidarité.
Les lacunes
À la fin des années 1970, trois des syndicats du secteur privé, qui avaient quitté la FTQ pour rejoindre la CSN jugée plus démocratique et plus combative, doivent, après plus de trois mois de grève, retourner au travail aux conditions des employeurs. Je ne sais si le patronat s’était entendu sur le mot d’ordre « assez, c’est assez », mais le résultat était le même : il refusait de plier de nouveau devant un syndicalisme musclé, démontrant qu’il avait les moyens d’affamer les travailleurs et de les mettre à sa merci. En 1982, l’État gouverné par le PQ brise les syndicats des secteurs public et parapublic en décrétant l’ensemble des conventions collectives, avec des baisses de salaire allant jusqu’à 20 %. Pour maîtriser les paramètres de la négociation, l’État, indifféremment dirigé par le PQ ou le PLQ, a imposé la loi des services essentiels qui supprime presque intégralement le droit de grève dans le système hospitalier, tout en abusant de lois spéciales qui suspendent, comme il y a cinq ans, le droit de négociation.
Le syndicalisme de combat, comme l’anarcho-syndicalisme avant lui, avait sous-estimé la force du pouvoir économique de l’entreprise privée et la force politique de l’État. Le syndicat ne peut se substituer au parti politique. Le syndicalisme de combat ne peut jouer le rôle que tente d’assumer Québec solidaire. La tâche fondamentale d’un syndicat est de défendre le salaire et les conditions de travail de ses membres. Il doit aussi s’occuper du politique, s’il ne veut pas tomber dans le corporatisme et dans la mesure où les intérêts des travailleurs dépassent celui du temps au travail : logement, transport public, environnement, etc. Mais le syndicat n’est pas un parti qui intervient directement dans le politique et qui, lorsqu’il gagne le pouvoir de gouverner, peut encadrer les relations de travail, réorganiser la société par des lois, etc. L’histoire montre que le syndicalisme, ici comme ailleurs, a été un des plus grands promoteurs du progrès social ; elle nous enseigne également qu’il ne peut remplacer un parti favorable aux travailleurs, aux femmes et au respect de l’environnement.
Deuxième lacune, liée sans doute à la première, le syndicalisme de combat ne distinguait pas le secteur public et parapublic du secteur privé : tous, du contremaître au grand patron et du moindre petit cadre au ministre, étaient des « boss ». Or, le rôle de l’entreprise privée est d’engendrer le maximum de profit, en augmentant la productivité de ses travailleurs dans la production de marchandises matérielles ou autres, tandis que l’État, pour assurer le consentement de la population à sa domination, et le gouvernement, pour être réélu, doivent offrir aux citoyens des services publics convenables.
Évidemment, les travailleurs de l’État ont besoin d’un syndicat pour que leurs intérêts ne soient pas sacrifiés au nom de ceux des citoyens-contribuables, mais également pour défendre la qualité des services que désirent aussi les citoyens-usagers. Cette double fonction du syndicat du secteur public explique que, sur certains points, il pourrait s’entendre avec des porteurs d’autorité sur le bien commun à poursuivre. C’est ce qu’a compris l’Alliance des professeures et professeurs de Montréal qui a présenté la plateforme pédagogique de la Fédération autonome de l’enseignement (FAE) à la Commission scolaire de Montréal (CSDM). À la suite de cette présentation, les deux parties se sont entendues sur des travaux conjoints pour centrer l’évaluation sur les connaissances acquises et non, comme le réclame la réforme pédagogique, sur les compétences. Il n’y a évidemment aucune garantie de résultats, d’autant plus que bien des cadres et des directeurs d’école de la CSDM s’inclinent malheureusement devant les directives du ministère de l’Éducation et refusent de remettre en question la réforme pédagogique. Toutefois, il me semble que, malgré les obstacles et les difficultés, les syndicats d’enseignement doivent susciter des débats avec des directeurs d’école, des cadres et des commissaires sur ce que seraient les conditions d’une éducation de qualité et d’une réelle réussite scolaire. Il m’apparaît anormal et dangereux que les syndicats d’enseignants semblent souvent les seuls de l’appareil scolaire à combattre, par exemple, le financement public des écoles privées, à s’opposer à un système scolaire coupé en deux. Tout en ne gommant pas les oppositions et les différends, les syndicats du secteur public et parapublic, pour briser leur isolement, doivent appeler les autres composantes des appareils étatiques à une démarche visant à définir, sur des points bien précis, un service public subordonné au bien commun des citoyens.
* * *
Le syndicalisme de combat est donc une orientation syndicale toujours valable, encore essentielle dans son volet « démocratisation », mais qui doit devenir plus subtile dans l’analyse du rapport de force et dans la recherche d’alliances.
[1] « Syndicalisme de boutique, syndicalisme d’affaire et syndicalisme de combat » Du combat au partenariat, éd. Nota bene, p. 21-28, disponible sur le site : www.uqac.ca/ Classiques_des_sciences_sociales/
[2] La pensée politique de Gramsci, éd. Anthropos, Parti pris et VLB, disponible sur le même site.
[3] Afin de sauver des emplois aux chantiers de Marine Industries (Sorel) – sauvetage qui n’a pas eu de suite – la CSN, dirigée par le tandem Larose-Paquette, a obtenu la suspension de l’article du Code de travail qui plafonnait à trois ans la durée maximale des conventions collectives. Utilisant ce précédent, l’État faisait disparaître, en 1994, toute limite à la durée d’une convention, prolongeant ainsi la paix industrielle… Car on sait que dans les Codes de travail prévalant en Amérique du Nord, tout moyen de pression est légalement interdit durant la durée des conventions collectives, les différends surgissant devant être soumis à un mécanisme de grief et d’arbitrage, effaçant ainsi le rapport de force au profit du juridique, subordonnant les militants aux avocats. Les syndiqués, s’ils se tiennent fermement, peuvent évidemment contourner cette loi, en imposant sur le terrain leurs positions.
[4] Syndicat des employées profesionnelles et de bureau.