Recyclage des premiers ministres
L’ombre et la lumière
Une douce retraite en jouant au golf et en se prélassant au soleil. Individus énergiques, dans la force de l’âge, habitués à ce que l’on parle d’eux à tous les jours, ils ne peuvent aisément se résoudre à retomber dans une paisible tranquillité. Leurs qualités de meneurs et de communicateurs sont toujours appréciées. Riches de leur passage à la tête d’un État, le carnet d’adresse bien garni et maîtrisant un nombre élevé de dossiers majeurs, ils peuvent faire fructifier leurs apprentissages. Une question reste toutefois importante : à qui leur expérience profitera-t-elle ?
Il existe pas moins de 10 ex-premiers ministres du Canada et du Québec en liberté en ce moment. Trois Libéraux fédéraux : Jean Chrétien, Paul Martin et John Turner ; trois Conservateurs : Brian Mulroney, Kim Campbell et Joe Clark ; quatre Péquistes : Bernard Landry, Lucien Bouchard, Jacques Parizeau et Pierre-Marc Johnson ; et un Libéral provincial : Daniel Johnson. Parmi ceux-ci, seuls Jean Chré-tien et Brian Mulroney ont exercé un mandat de quatre ans et se sont fait réélire.
Notre type de démocratie, largement médiatisée et soumise aux rudes diktats de la publicité, accorde aux premiers ministres une place qui les situe au-delà d’un système politique et économique dont ils ne sont pourtant que la façade. L’électorat est encouragé à voter pour un individu, son image, ses qualités, ses défauts, ses bons coups, ses réparties plus ou moins adroites, sans que l’on porte sérieusement attention au programme qu’il défend, et encore moins à l’idéologie à laquelle il adhère et aux puissants intérêts financiers qui détermineront forcément les décisions du parti qu’il représente.
Si bien que l’ex-premier ministre, libéré des chaînes de la ligne de parti et du carcan du pouvoir, devrait aussi parvenir à se dégager du jeu d’intérêts multiples, principalement ceux du milieu des affaires, qui a largement contribué à lui donner le poste de chef d’État. Les plus fidèles resteront toutefois à l’emploi de ces gens, siégeant aux conseils d’administration de compagnies et occupant des postes de lobbyistes et de consultants dans de prestigieux bureaux d’avocats. Curieux paradoxe : au service de leurs nouveaux maîtres, ils travaillent à réduire la sphère publique et le rôle de l’État qu’ils ont pourtant eu le devoir de représenter et de défendre. Ce jeu de coulisse est exigeant et parfois compromettant ; ainsi ces gens doivent-ils rester dans l’ombre.
D’autres cependant préfèrent le soleil : ils choisissent alors l’enseignement, donnent des conférences à de larges audiences, interviennent dans les journaux. En exposant ainsi leurs idées sur la place publique, ils les rendent vulnérables à la critique et dévoilent leur jeu. Sans doute est-il préférable pour nous tous de les voir avancer ainsi, à découvert.
Au service des affaires
Le débouché le plus naturel pour un ex-premier ministre est le cabinet d’avocats. Heenan Blaikie en revendique trois à lui seul : deux vivants, Jean Chrétien et Pierre-Marc Johnson, et un mort glorieux, Pierre Elliot Trudeau. Ce cabinet de plus de 500 avocats prétend être « au service d’entreprises locales et étrangères tournées vers les marchés internationaux ». Pas étonnant que Pierre-Marc Johnson soit devenu le négociateur en chef du gouvernement du Québec pour l’accord de libre-échange entre le Canada et l’Europe. Un accord qui, soit dit en passant, mettra tout sur la table, y compris ce qui relève du champ de juridiction provinciale, comme la santé, l’énergie, l’éducation et certains services financiers.
Brian Mulroney a choisi quant à lui Ogilvy Renault, qui offre à ses clients quelque 450 avocats pour « des services complets dans un large éventail de domaines liés aux affaires et dans d’importants secteurs d’activité ». Ce même Mulroney est aussi membre du Conseil d’administration de la compagnie Barrick Gold, celle-là même qui poursuit pour une modeste somme de 6 millions de dollars les auteurs et l’éditeur de Noir Canada, pour ne pas avoir peint le portrait idyllique que la compagnie cherche à donner d’elle-même. Lucien Bouchard, ex-conservateur et péquiste, a préféré la plus modeste firme Davies Wards Phillips et Vineberg, qui compte seulement 240 avocats, mais qui a le mérite d’apprendre à ces jeunes gens ambitieux « très tôt dans leur carrière à adopter l’approche d’un propriétaire plutôt que celle d’un employé ». Quant à Daniel Johnson, il s’est retrouvé chez McCarthy Tétrault, sans abandonner ses liens avec Power Corporation (il siège au conseil d’administration de trois filiales de la compagnie, Great-West, London Life, Canada-Vie).
Certes, il n’est pas toujours facile pour des hommes ayant mené une brillante carrière publique de se contenter de l’ombre. Certains essaient d’en sortir. On se souviendra par exemple du triste cas de Lucien Bouchard et de sa défense acharnée du manifeste Pour un Québec lucide. Ou de ses déclarations malheureuses, comme celle selon laquelle les Québécois ne travaillaient pas assez. Les apparitions publiques de Lucien Bouchard montrent à quel point il a bien intégré les intérêts de ses nouveaux patrons ; elles transforment en mascarade sa sincérité de tribun grandiloquent dont les épanchements marqués par l’émotion en avaient séduit plusieurs.
Plus raté encore, le retour à la lumière de Brian Mulroney en tant que grand-politicien-qui-n’a-pas-été-compris. Il avait pourtant bien préparé son retour en grâce. Des journalistes serviles vantaient ses « bons coups » : l’ALÉNA, l’accord du Lac Meech, sa régressive TPS. Son autobiographie, annoncée comme un événement majeur, s’apprêtait à envahir les librairies. Puis, manque de pot : son passé le rattrape. Voilà qu’on étale partout une vieille histoire de corruption : Mulroney aurait reçu quelques centaines de milliers de dollars de l’homme d’affaires Karlheinz Shreiber pour services rendus. Notre ex-grand chef d’État est renvoyé piteux et sans gloire dans l’ombre de ses cabinets d’avocats et de ses conseils d’administration.
Sous les projecteurs
Les cas de Jacques Parizeau et de Bernard Landry semblent faire figures d’exception. Plutôt que de se terrer en compagnie d’avocats et d’administrateurs, ils se plaisent devant des auditoires variés à qui ils ne craignent pas de se confier sur des sujets divers.
Jacques Parizeau a fait le pari original de dire ce qu’il pense, en toute franchise, sans les circonlocutions ou précautions diplomatiques attendues. Ce qui crée, on le sait, de véritables bombes. D’autant plus que son discours navrant lors de la défaite du référendum de 1995, un discours exclusif et vindicatif, l’a rendu suspect aux yeux de plusieurs. Chacune de ses prises de parole publique est soigneusement suivie par les médias, dans l’espoir que l’ex-premier ministre lance une de ces « vérités » pas bonnes à dire, qui pourra être interprétée de toutes les manières, de préférence contre les intérêts de son propre parti, qui doit alors se dépêtrer autant des mots de Parizeau que des interprétations qu’on en tire. L’histoire est connue : Jean Charest a su admirablement profiter de ce type de confusion lors de la campagne électorale de 2003. Il faut avouer que la rhétorique de Parizeau n’est pas très efficace : on évalue peu souvent la teneur réelle de ses propos et l’on se consacre à comprendre ce qu’il a vraiment dit. Parizeau a toutefois bien réussi sa dernière sortie, reliée à la publication de son livre, La souveraineté au Québec, hier, aujourd’hui et demain, dans lequel il ne renonce pas à ses idéaux et s’attaque clairement à certains credo de nos économistes de droite.
Bernard Landry est, quant à lui, le champion de ce que l’on nomme l’« occurrence médiatique ». Star de cinéma pour sa prestation dans les documentaires À hauteur d’homme et Questions nationales, chroniqueur au Journal de Montréal (avant de s’en retirer à la suite du lock-out dont sont victimes les journalistes), animateur de télévision au Canal Argent, présent sur les tribunes les plus variées, Bernard Landry réussit très bien à se mousser lui-même. Dans cette opération de séduction, toutefois, il ne peut prendre le risque d’agir ouvertement en faveur d’intérêts particuliers. Ainsi, il serait difficile de le blâmer, par exemple pour son principal combat, en faveur de la langue française, une langue française bien malmenée à l’heure qu’il est et ayant besoin de nombreux appuis – ce qui ne fait pas oublier certains de ses enthousiasmes néolibéraux dont il ne parvient pas toujours à se débarrasser.
Quels que soient les choix des premiers ministres après leur exercice du pouvoir, on aborde rarement leur carrière posthume sous l’angle de l’éthique. Les ex-premiers ministres sont-ils des individus libres qui peuvent agir comme bon leur semble ? Ou devrait-on exiger que leur avenir soit balisé et qu’on interdise des liens qui favorisent des intérêts particuliers, étant donné les hautes responsabilités qu’ils ont exercées ? Certes, il est plus aisé de tenir à l’œil ceux qui manoeuvrent à la lumière du jour, en toute liberté. Peut-être s’agit-il d’une forme particulière d’honnêteté ?