Chronique Éducation
Les styles d’apprentissage en éducation
Une légende pédagogique
Vous connaissez sûrement ce qu’on appelle des « légendes urbaines ». Ce sont des histoires qui sont typiquement contées comme étant arrivées à quelqu’un de proche de la personne qui vous la raconte (« C’est arrivé à un ami d’un ami », commencera-t-on parfois) et qui sont le plus souvent étranges tant par leur sujet que par leur dénouement. Ces histoires sont appelées des légendes parce que, bien qu’elles ne soient pas avérées et soient très probablement fausses, elles se donnent pour vraies ; et si elles circulent à ce point, c’est qu’elles expriment des peurs ou des fixations collectives. Leur contenu et ce que leur circulation signifient pour la collectivité où elles sont diffusées, tout cela est du plus grand intérêt et a été abondamment étudié.
Je voudrais suggérer ici qu’il existe dans le monde de l’éducation de semblables légendes, que je propose d’appeler des légendes pédagogiques.
Le concept de légende pédagogique
Les légendes pédagogiques sont très semblables aux légendes urbaines : elles aussi sont répétées et circulent abondamment ; elles aussi sont le plus souvent sinon entièrement fausses, du moins dénuées d’une solide base scientifique ; et elles aussi nous disent quelque chose du milieu dans lequel elles circulent. Cependant, les légendes pédagogiques n’expriment pas tant des peurs et des fixations que des croyances rassurantes et romantiques qui, hélas, caractérisent le monde de l’éducation. Je suis persuadé qu’il en existe un grand nombre et qu’il serait très utile d’en faire l’inventaire – je songe à en faire un livre. En attendant, en voici une, particulièrement répandue et pernicieuse.
Les styles d’apprentissage
Vous avez certainement déjà entendu raconter cette légende pédagogique et peut-être même y croyez-vous : il existerait des styles d’apprentissage différents, chacun de nous en possédant un qui est chez lui ou elle prépondérant et nous appendrions mieux si on nous enseignait conformément à notre style d’apprentissage.
Les styles en question varient énormément selon les auteurs consultés [1]. David Kolb pense qu’il y en a quatre, qu’il a nommés le style accommodateur, le style divergent, le style assimilateur et le style convergent. Mais un grand nombre d’autres classifications sont également utilisées : dépendance / indépendance à l’égard du champ ; intuitif / méthodique ; centration / balayage ; collaboration / compétition ; analytique / global ; groupe / individuel ; cerveau gauche / cerveau droit. La palme de la classification la plus courante revient probablement à la tripartition : visuel, auditif, kinesthésique, qui soutient que nous avons tous un style d’apprentissage où domine soit la vison, soit l’ouïe soit le toucher. Le petit Paul est un visuel : c’est en voyant des images de la rébellion des Patriotes qu’il apprendra le mieux cet épisode de notre histoire ; la petite Linda est auditive : on préférera lui en parler ; quant à Jacques, kinesthésique, on lui fera fabriquer des reproductions d’une scène de bataille.
Ces diverses idées sont on ne peut plus répandues. En éducation, de très nombreux ouvrages et articles leur ont été consacrés ; d’innombrables sites Internet vous proposent des tests pour déterminer votre style d’apprentissage [2]. De nombreux ateliers et formations sont donnés sur la question. Le monde du travail n’est pas en reste et les personnes en recherche d’emploi sont invitées à déterminer leur style d’apprentissage [3].
Mais ces idées sont-elles vraies ? Avons-nous, ou non, des styles d’apprentissages distincts et, le cas échéant, est-il vrai que nous apprendrons mieux si le style de l’enseignement qu’on nous dispense est conforme à notre style d’apprentissage ?
Mises à l’épreuve
Daniel Willingham est formel : il exprime le consensus des chercheurs de sa discipline, la psychologie cognitive, en même temps que ce que nous enseigne la recherche crédible quand il affirme que les styles d’apprentissage n’existent pas. Il s’agit là en fait d’un de ces nombreux mythes de la psychologie populaire.
Pour aller au cœur de l’argumentaire, considérons la plus répandue des classifications, la tripartition visuel, auditif, kinesthésique – ce que j’en dirai vaudrait mutatis mutandis pour les autres. Il est vrai que nous stockons parfois en mémoire des choses et que nous en apprenons et y réfléchissons en termes, disons, visuels ou auditifs ; vrai aussi que nos capacités à ces égards varient d’une personne à une autre.
Mais, et voilà le hic, cela ne vaut que pour des contenus visuels ou auditifs. Si on vous demande de comparer mentalement la voix de Renaud et celle de Brassens, votre mémoire auditive entre en fonction ; si on vous demande de penser à la forme des oreilles de votre chien, votre mémoire visuelle travaille ; comment vous lacer vos souliers, votre mémoire kinesthésique travaille. Et certains sont meilleurs que d’autres pour ces tâches. Mais cela n’à rien à voir (sauf, bien entendu si le contenu est visuel ou auditif ou kinesthésique : une voix à entendre, un lieu à voir, une surface à toucher) avec ce qu’on transmet à l’école, à savoir des significations – et pas des sons ou des images.
Ce que vous savez de la Révolution française, ce sont des significations, qui ne sont ni acquises, ni stockées visuellement, kinesthésiquement ou auditivement ; et le fait que vous soyez plus ou moins bon à, disons, retenir des sons, n’a pas aidé ou nui à votre acquisition de ces significations.
Laissons la parole à Willingham : « […] les enfants ont des habiletés diverses en diverses modalités [auditif, visuel, kinesthésique] ; mais lui enseigner selon sa modalité la meilleure n’a pas d’impact sur sa réussite à l’école. Ce qui compte, c’est qu’on lui enseigne selon la modalité du contenu qu’on enseigne. »
(Notez que la très grande variété des classifications était déjà suspecte et incitait au doute – j’en ai évoqué quelques-unes : un chercheur en a dénombré 71 !)
Reste une question : pourquoi des idées ayant scientifiquement si peu de crédibilité sont-elles néanmoins aussi répandues et crues ?
La question mérite qu’on s’y arrête, d’autant que des argents et des énergies considérables sont dépensées à promouvoir ces théories au mieux inefficaces.
Pourquoi y croyons-nous ?
Je suggère quelques raisons qui, conjointement, fournissent, me semble-t-il, un début de réponse à cette troublante question.
La première est que certaines de ces idées sont au moins plausibles. C’est ainsi que c’est un fait que certains ont plus de facilité que d’autres à mémoriser des images ou des sons, que d’autres travaillent plus ou moins bien en équipe, etc. (On se rappellera cependant que la théorie des styles d’apprentissage soutient autre chose, qui va bien au-delà de cela).
La deuxième est que ces idées sont répétées et données comme avérées, avec certaines marques superficielles des théories solidement établies. Des universitaires les enseignent, des séminaires leur sont consacrées, des revues les publient, on subventionne des recherches à leur sujet. Si on gratte, cependant, on trouve bien peu de réel support scientifique à toute l’affaire. Le cas des recherches est particulièrement éclairant : la très grande majorité d’entre elles ne sont pas publiées dans des revues avec comités de lecture ou sont méthodologiquement déficientes.
Le phénomène bien connu des « biais de confirmation » joue sans doute aussi un rôle dans cette histoire. On désigne par là cette tendance à chercher des informations qui confirment nos préconceptions, à être sensible à celles-là et pas aux autres, qui les contredisent, et à interpréter les données dans un sens favorable à nos idées et hypothèses. Voici un exemple fictif. Vous enseignez quelque chose à Paul et il a du mal à comprendre. À un moment donné, vous lui montrez un objet et le déclic se fait. Vous vous dites : Paul est un visuel ! Mais bien d’autres explications de ce qui s’est passé sont possibles : il se peut que l’objet présenté était un excellent exemple, qui aurait fonctionné avec n’importe qui ; ou ce sont tout simplement vos explications antérieures qui viennent de porter fruit ; etc.
Mais comme je l’ai dit en commençant, je pense aussi que cette idée de styles d’apprentissage, comme toute légende pédagogique, j’en fais le pari, circule autant parce qu’elle est rassurante et cadre parfaitement avec une certaine idéologie romantique dont le monde de l’éducation est imbibé de part en part : apprendre peut être facile, naturel, se faire sans effort par tout le monde et pour n’importe quel savoir : il suffit de trouver les styles d’enseignement qui correspondent aux styles d’apprentissage.
C’est, hélas, beaucoup trop beau pour être vrai.
Deux lectures :
WILINGHAM, D. T. , Why Don’t Students Like School : A Cognitive Scientist Answers Questions About How the Mind Works and What It Means for the Classroom, Jossey-Bass, 2009.
LILIENFELD, Scott O., et al., 50 Great Myths of Popular Psychology : Shattering Widespread Misconceptions about Human Behavior, Wiley-Blackwell, 2009.
[1] Une idée connexe, mais distincte et que je n’analyserai pas ici, est due à Howard Gardner et elle est extrêmement populaire. Gardner distingue huit (parfois sept) styles d’intelligence : l’intelligence logico-mathématique, l’intelligence spatiale, l’intelligence interpersonnelle, l’intelligence corporelle-kinesthésique, l’intelligence verbo-linguistique, l’intelligence intrapersonnelle, l’intelligence musicale-rythmique, l’intelligence naturaliste.
[2] Par ex. : http://www.pedagonet.com/other/Styles.htm