International
Les autres socialismes réels
Le mur que personne n’a renversé
En 1989, le mur de Berlin tombe sans que personne ne le renverse ou, du moins, sans que personne ne le soutienne. Cet événement marque-t-il la fin du marxisme ? Ce texte passe en revue les autres socialismes réels, après que le marxisme ait migré au tiers-monde dans les années 1980, bien avant l’effondrement de cette coquille vide. La montée en puissance de nouvelles gauches latino-américaines au cours de la dernière décennie marque-t-elle le dépassement des contradictions ayant conduit à l’effondrement du mur ou alors n’est-elle que le retour à une logique des « blocs » ?
Chute du mur de Berlin. Pas renversement. Il est tombé de lui-même. Que s’est-il passé ? Le mur était-il vermoulu ? En 1989, il y avait longtemps que, vu de l’Ouest, on avait oublié ce mur comme principe de différence avec un meilleur système social. Aujourd’hui, plusieurs citoyens de l’Est se demandent néanmoins si on n’y était finalement pas mieux – police secrète exceptée – que dans le capitalisme actuellement installé dans leur pays.
De l’autre côté du mur, la révolution ?
En 1989, cela faisait 20 ans qu’on ne considérait plus les régimes de l’Est comme socialistes. Le mur ne se justifiait plus : il n’y avait plus là de révolution à défendre. Au mieux on parlait de socialisme réel. Jusqu’en 1976, on a regardé du côté de la Chine. La « Grande révolution culturelle » paraissait être le processus d’une révolution permanente qui allait s’attaquer jusqu’à la bureaucratie du parti. Quel que soit le jugement qu’on peut porter sur cette période, il est probable que le retour de Deng Xiaoping marque un revirement plus décisif encore que celui de la chute du mur de Berlin en 1989.
Le groupe « Socialisme et Barbarie » (1948-1967), avec Castoriadis et Lefort, a mené durant longtemps la critique du capitalisme d’État régnant en Union soviétique. Selon ce groupe, le capitalisme d’État était répandu dans tous les pays socialistes. Mais à partir de 1965, avec Louis Althusser et , surgit une nouvelle lecture de Marx et des régimes qui s’en revendiquent. Celle-ci amène Bettelheim [1] à entreprendre une analyse se voulant strictement marxiste de la lutte de classes en Union soviétique. Les Éditions du Seuil la publieront de 1974 à 1982 en quatre volumes.
Les autres marxismes réels [2]
Dans les années 1980, les théories de Charles Bettelheim tombent dans l’oubli avec la crise du marxisme. Pourtant le marxisme réel se porte très bien. Pas tant dans les pays de l’Est, notamment en Pologne où le mouvement Solidarnosc, dirigé par Lech Walesa proche de l’Église catholique, conteste à partir de la base ouvrière le régime, mais dans les pays du tiers-monde où, malgré la dérive du régime de Pol Pot, on continue à se réclamer du système de parti unique. C’est le cas de l’Algérie, de l’Égypte, de la Libye, de la Syrie, de l’Irak, du Mozambique, de l’Angola, de la Guinée Bissau et de nombreux autres pays d’Afrique et d’Asie, alliés par ailleurs de l’Union soviétique. C’est aussi la période de l’intervention en Afghanistan (1978-1989) où l’Union soviétique vole au secours de révolutionnaires ayant renversé la monarchie. Avec l’action militaire – par Cuba interposé – en Angola et en Ethiopie, il s’agit là du dernier acte de soutien à des « causes révolutionnaires ».
Dans plusieurs pays du tiers-monde, le socialisme est à l’ordre du jour. En Asie, le Vietnam est sortie victorieux en 1975 de l’intervention américaine et, sans suivre les orientations chinoises, il institue en 1980 un État socialiste dans lequel « la propriété du peuple entier et la propriété collective constituent le fondement du régime économique tout en reconnaissant la propriété privée ». En Afrique, l’Algérie se pose en modèle d’un socialisme autocentré et se fait le porte-parole d’un nouvel ordre mondial. En Libye, le colonel Kadhafi définit une théorie de la « troisième voie » consignée dans son petit livre vert. La Tanzanie, soutenue par les communistes chinois, entreprend un essai de développement basé sur l’agriculture avec ses co-fraternités de communautés villageoises. Mais dans de nombreux pays, le socialisme sert de paravent à l’enrichissement d’une nouvelle bourgeoisie. À des titres divers, Zambie, Ouganda, Zimbabwe, Bénin, Mozambique, Angola s’inscrivent dans une politique économique dirigiste au nom du socialisme.
Ainsi en 1989, alors que le marxisme – et surtout la relecture du marxisme – a perdu depuis une décennie de sa vivacité et de son pouvoir de conviction, un « autre marxisme réel » domine dans le tiers-monde, en partie à travers l’alliance économique et militaire de plusieurs de ces pays avec l’Union soviétique.
Des poussées révolutionnaires rattrapées par les feux follets de la Guerre froide
La Guerre froide qui est à un tournant stratégique en 1980 avec la menace de préparation par Reagan d’un plan de « Guerre des Étoiles », s’articule en Amérique latine avec de véritables poussées révolutionnaires. À partir de 1979, l’Amérique centrale connaît un virage. Au Nicaragua, c’est le renversement de Somoza par les forces sandinistes (FSLN), au Salvador craignant une contagion sandiniste le pouvoir militaire se radicalise tandis qu’après l’assassinat de Mgr Romero les groupes armés d’extrême gauche s’unissent sous le nom de Frente Farabundo Martí de Liberación Nacional (FMLN) – une guerre civile de 12 ans vient de s’ouvrir –, enfin au Guatemala à partir de 1981, les assauts de l’armée sur les villages soupçonnés de soutenir la guérilla se généralisent et débouchent sur le coup d’État installant au pouvoir Rios Montt (1982) et au déclenchement de massacres de masse.
Au Brésil, le retour à un régime civil en 1985 ne peut pas être attribué uniquement à une poussée populaire, mais les grèves de centaines de milliers de travailleurs en 1979-80 dirigées par Lula sont décisives dans la création du Parti des travailleurs en 1980 et sur l’orientation de la vie politique brésilienne. En décembre 1989, Lula, dans un immense enthousiasme populaire, est sur le point (47 %) de gagner la première élection présidentielle après la dictature. Il la gagnera en 2002.
Toute cette évolution échappe en grande partie à une quelconque influence soviétique – Cuba qui reste sous orbite soviétique continue à fournir des soutiens logistiques, mais n’exerce plus d’hégémonie sur ce qui apparaît comme l’essor d’une nouvelle gauche. De façon sous-jacente, un courant de gauche s’est affirmé durant les années 1970, c’est celui de la théologie de la libération. Depuis Medellin (1968), ce courant qui s’est imposé au sein de l’Église latino-américaine perd de son poids dans la structure institutionnelle de l’Église, mais en gagne à la base, à travers les Communautés ecclésiales locales. Au Brésil en particulier, le courant de la théologie est une des composantes du Parti des travailleurs. Il l’est aussi au Nicaragua où trois prêtres progressistes font partie du gouvernement sandiniste (1979-85) : les frères Fernando et Ernesto Cardenal, ainsi que Miguel d’Escoto. Au Salvador, le courant de la théologie de la libération est fort tant dans les milieux populaires que dans les milieux intellectuels. En 1989, cinq jésuites de l’Université centroaméricaine (UCA) sont assassinés en raison de leurs analyses sur le processus révolutionnaire. Quant à Jon Sobrino, un des plus grands théoriciens de la théologie de la libération, il en réchappe, mais est finalement sanctionné en 2006 par Rome comme l’avait été le Brésilien Leonardo Boff en 1985.
Alors que l’influence tant idéologique que militaire soviétique est en recul en Amérique latine, Ronald Reagan croit voir dans toutes ces poussées révolutionnaires « la main de Moscou » comme il voyait dans la théologie de la libération (Document de Santa Fe de 1980) l’action des communistes. Pourtant, ce courant religieux était au contraire soutenu par les grands organismes d’aide européen comme un rempart face au communisme. Reagan se lance dans une guerre de basse intensité en finançant les « Contra » – les contre-révolutionnaires au régime sandiniste –, et cela, au moyen d’un financement occulte. Celui-ci est dévoilé en 1986 dans le fameux scandale de l’Irangate. Le Congrès américain est si peu convaincu de l’opportunité de cette guerre qu’il faut à Reagan trouver ce subterfuge de financement qui risque de l’entraîner dans un nouveau Watergate.
Le socialisme du XXIe siècle
Avec la chute du mur de Berlin, la théologie de la libération est en perte de vitesse. Après une décennie de marasme lié à une fausse transition à la démocratie et en réponse aux contradictions de celle-ci se dessine par contre un nouveau fer de lance politique. Profitant du fait que les États-Unis s’enferrent en 2001 dans la « lutte contre le terrorisme », l’Amérique latine découvre un espace pour une réorientation stratégique redonnant par ailleurs progressivement une place idéologique à Cuba. Dans la révolution bolivarienne, on parle de socialisme du XXIe siècle. De nouvelles alliances se forment et se matérialisent notamment dans l’ALBA (Alliance bolivarienne pour les Amériques, lancée en 2005). Des liens tactiques se tissent avec la Russie et l’Iran. Un bloc anti-américain se forme, cimenté par un nouveau discours. Relève-t-il le défi de la chute du mur de Berlin ou réinitie-t-il une conception de bloc instituant un nouveau marxisme réel ?
[1] Charles Bettelheim, en tant que spécialiste de la planification socialiste, avait été consulté par Nasser, Nehru, Ben Bella et avait été invité à Cuba par Che Guevara en 1963 à participer au « grand débat » sur l’économie socialiste.
[2] Voir Corten, André, Tahon, Marie-Blanche et Modj-Taba Sadria (dir.), Les autres marxismes réels, Paris, Christian Bourgeois Éditeur, 1985.