10 ans de l’ALÉNA
Femmes au travail... atypique
par Gisèle Bourret
Quels sont les effets des accords de libre-échange (ALÉ et ALÉNA) sur les conditions de travail et de vie des femmes au Québec ? Pour étayer ses interventions et activités de formation, le comité Femmes et mondialisation de la Fédération des femmes du Québec avait besoin de données précises sur cette question. C’est ainsi qu’a été entreprise, il y a plus d’un an, une démarche de recherche conduite par l’Alliance de recherche IREF / Relais-femmes (UQAM) en partenariat avec la FFQ. Réalisée par Dorval Brunelle, Elsa Beaulieu et Philippe Minier, une première étape de la recherche a été rendue publique récemment [1]. Membre du comité Femmes et mondialisation de la FFQ et du comité de direction de la recherche, Gisèle Bourret présente ici les principaux constats de ce rapport de recherche.
Il est difficile de faire émerger des liens directs ou un rapport de cause à effet entre les accords de libre-échange et les transformations au sein du marché du travail. La politique commerciale d’un État ne constitue qu’un élément de l’ensemble des politiques nationales ayant des incidences sur la création d’emplois et les conditions de travail. C’est bien plutôt la mise en œuvre, à l’interne, d’une « nouvelle » économie politique de libéralisation des biens, des services et de la main-d’œuvre qui prédomine. Amorcée il y a une vingtaine d’années, cette libéralisation de l’économie est un processus mis en place par l’État et à travers lequel il se désengage graduellement, mais sûrement, de son rôle de régulateur de l’économie. Il s’agit, en gros, du remplacement progressif de l’État-Providence par l’État néolibéral dont l’objectif premier est de favoriser la croissance en laissant au marché le soin de s’autoréguler avec le moins d’entraves possible. Ainsi, la réduction du cadre normatif public régissant les activités économiques, notamment le travail, a des répercussions directes sur la nature des emplois et les conditions de travail. Il a aussi, nous le verrons, un effet de renforcement sur la division sexuelle du travail.
Dans un tel contexte, les accords de libre-échange ne sont qu’une stratégie de plus visant à prolonger ce qui est déjà à l’œuvre à l’interne pour favoriser l’ouverture des marchés internationaux aux grandes entreprises et consacrer une place prépondérante aux décideurs économiques. Certes, ces accords ont une influence directe – avec les autres accords commerciaux dans le cadre de l’OMC – sur les emplois reliés au secteur des exportations, mais ce secteur n’occupe pas le haut du pavé en termes d’effectifs et de création d’emplois.
L’emploi des femmes au Québec : un portrait
Depuis la Seconde Guerre mondiale, nous assistons à un accroissement constant de la participation des femmes au marché du travail. Par exemple, en 1988, les femmes représentaient 42,5 % de la population active au Québec, comparativement à 45,4 % en 2002. Leur participation augmente aussi dans l’emploi à temps plein (ne pas confondre avec permanent), même si elles constituent toujours moins de la moitié (40,8 %) de la population occupant ce type d’emploi.
Par ailleurs, il importe de souligner que le tiers des emplois créés entre 1988 et 2002 sont des emplois à temps partiel dont, invariablement, plus des deux tiers sont occupés par des femmes. Minoritaires dans l’emploi total, les femmes sont majoritaires dans les emplois précaires (temps partiel, emplois temporaires, à terme, occasionnels, etc.). Pour compléter ce portrait (tout de même bien abrégé !), il faut mentionner que l’emploi indépendant (autonome) a connu, au cours de cette même période, un taux de croissance plus élevé que l’emploi dans les secteurs public et privé et que, là encore, la part des femmes va en s’accroissant considérablement.
Écarts de salaire et ghettos d’emploi
Un coup d’œil sur le salaire hebdomadaire moyen des hommes et des femmes nous montre que les femmes gagnaient 71,7 % du salaire des hommes en 1997 et 72,8 % en 2002. L’écart de revenu le plus considérable entre femmes et hommes se situe dans l’industrie du vêtement où le salaire moyen des femmes représente un peu moins de 60 % de celui des hommes (16 487 $ comparativement à 28 643 $). Une loi sur l’équité salariale existe pourtant depuis 1996J [2] !
Étant donné que la précarisation de l’emploi en termes de permanence et de durée affecte particulièrement les femmes, on peut faire l’hypothèse que l’écart de revenus entre les femmes et les hommes sera de plus en plus difficile à combler à cause de la diminution du nombre d’heures travaillées par les femmes (temps partiel) ainsi qu’à cause de l’augmentation du risque de périodes sans revenus pour les femmes à travers la précarisation des formes atypiques de travail (travail occasionnel, autonome, à domicile, à contrats, etc.).
L’examen de l’emploi des femmes au Québec de 1988 à 2002 nous révèle aussi que les ghettos d’emploi féminins existent toujours et même qu’ils se consolident. En effet, la présence des hommes se distribue dans l’ensemble des secteurs de l’économie tandis que celle des femmes reste fortement concentrée dans certains services se retrouvant dans les secteurs suivants : santé et assistance sociale, commerce, vêtement, enseignement, hébergement et restauration, finance, assurances, immobilier et location. Ghettos d’emploi et écarts de salaires se renforcent. Ainsi, les secteurs dans lesquels les femmes travaillent en grande partie sont ceux où les heures de travail sont moins nombreuses et où les salaires tendent à augmenter à un rythme moins soutenu, ce qui n’est pas le cas pour la main-d’œuvre masculine.
L’industrie du vêtement : champ d’exploitation des femmes
Les femmes représentent 73 % de la main d’œuvre dans l’industrie du vêtement dont une grande partie sont des immigrantes et des femmes appartenant à des minorités visibles. Ce secteur est très influencé par les accords de libre-échange de même que par les autres accords de commerce au sein de l’OMC. Ainsi, l’ouverture des marchés, la libéralisation de l’économie et la restructuration de l’industrie vont particulièrement affecter le travail des femmes. Non seulement la délocalisation entraîne-t-elle des pertes d’emploi ici mais la déréglementation de ce secteur ainsi que la restructuration de l’industrie accentuent la précarisation de l’emploi (prolifération des formes de travail atypique, dégradation des conditions de travail, instabilité des horaires). Il y a recrudescence du travail à domicile qui devient la principale forme d’emploi atypique dans l’industrie du vêtement au Québec et au Canada. Exempt de toute entrave, ce type de travail donne lieu à toutes les formes d’exploitation possibles, d’autant plus que les ouvrières, en majorité immigrantes, sont complètement isolées face à leur employeur. Elles sont rémunérées à la pièce et les taux sont pratiquement les mêmes qu’en 1980.
Beaucoup de pain sur la planche
Il saute aux yeux que la libéralisation de l’économie n’a pas enrayé, loin de là, la division sexuelle du travail ni corrigé l’écart de revenus entre hommes et femmes. On peut même affirmer que le déclin du secteur public et la croissance du secteur privé augmentent et même renforcent la discrimination systématique à l’égard des femmes en général. Non seulement, par exemple, sont-elles sur-représentées dans le travail à temps partiel et dans toutes les formes de travail atypique, mais le travail non rémunéré, à l’intérieur de l’espace domestique, s’accroît, que ce soit par l’expansion du travail à domicile (où toutes les heures ne sont pas payées) ou par la prise en charge des soins aux proches (soins qui ne sont plus assurés par les services publics). Si les femmes et les hommes ne sont pas en situation d’égalité professionnelle, c’est parce qu’il y a une division inégalitaire dans la famille, dans toutes les activités de reproduction sociale et que le rôle fondamental que les femmes y jouent est exclu de l’économie.
Nous constatons, ici comme ailleurs, que la libéralisation entraîne une hétérogénéisation du marché du travail, une multiplication des situations d’emploi. Cette hétérogénéisation croissante des formes de travail, note Isabel Yépez del Castillo, comprend des formes « archaïques [3] » de travail dans lesquelles les femmes sont majoritaires (travail à domicile, sous-traitance, travail au noir, etc.). Ainsi, souligne cette auteure, l’augmentation notable de la participation des femmes au marché du travail en Amérique latine va de pair avec celle de la précarisation de l’emploi. Les efforts menés afin d’intégrer les femmes dans le monde salarié comme égales des hommes n’ont pas véritablement réussi. On assiste plutôt, à l’heure actuelle, à une convergence vers le développement d’un modèle féminin d’emploi caractérisé par la flexibilité qui engendre insécurité et précarité. Bref, nous assistons à une détérioration de la qualité de l’emploi qui aura encore, relève Isabel Yépez del Castillo, des significations différentes pour les hommes et pour les femmes. Pour comprendre la situation actuelle, il nous faut donc considérer l’interdépendance du capitalisme néolibéral, du patriarcat et du racisme. Et que cela s’exprime dans nos analyses et revendications !
Sur le plus de fronts possible, des liens de solidarité doivent se nouer entre femmes du Nord et femmes du Sud pour contrer la détérioration des conditions de vie et de travail. Il est impératif de donner une dimension continentale ou internationale aux luttes que nous menons et de profiter des réseaux qui existent déjà.
[1] Le rapport s’intitule Le libre-échange, la libéralisation et l’emploi des femmes au Québec (juillet 2004, 130 pages). Les données présentées ont comme point de départ l’année 1988, année de l’entrée en vigueur de l’accord de libre-échange entre le Canada et les États-Unis (ALÉ).
[2] ean-Luc Pilon, L’industrie du vêtement et l’emploi des femmes au Québec : une présentation générale du secteur. Ce rapport est un complément de la recherche sur l’emploi des femmes au Québec.
[3] Isabel Yépez Del Castillo, « L’emploi des femmes en Amérique latine », in Regards de femmes sur la globalisation, sous la direction de Jeanne Bisilliat, Éd. Karthala, 2003.