La lutte des sans-terre au Brésil
Au-delà de la réforma agraire
par Karine Peschard
Pour ceux et celles qui espéraient que l’élection du Parti des Travailleurs (PT), en 2003, mettrait fin à vingt ans de répression de la lutte pour le droit à la terre au Brésil, les espoirs ont vite été déçus. Depuis l’arrivée de Lula au pouvoir, la situation ne s’est pas améliorée, au contraire. En 2003 seulement, 73 travailleurs ruraux ont été assassinés et 35 292 familles ont été expulsées de leurs terres. Cette recrudescence de la violence s’explique par le fait que l’autorité du gouvernement fédéral est sévèrement limitée au niveau des États, et encore davantage au niveau local.
La région nord-ouest de l’État du Paraná (à la frontière du Paraguay et du Mato Grosso) illustre bien la complexité de la situation à laquelle font face les travailleurs sans-terre : l’élite rurale y est particulièrement réactionnaire et l’alliance entre grands propriétaires terriens (fazendeiros) et pouvoirs locaux (police civile et militaire, juges, politiciens) particulièrement forte. C’est dire à quel point la lutte est inégale.
Violence et impunité
Le Paraná est également un des deux états du Brésil (avec le Pará) où les conflits entre travailleurs sans-terre et fazendeiros sont les plus violents. Sous le gouverneur Jaime Lerner (1994-2002), l’État du Paraná menait une politique extrêmement répressive, la police étant en quelque sorte « à la disposition » des fazendeiros. Le gouvernement actuel a adopté une position plus favorable à la réforme agraire. Cela a toutefois eu comme résultat contradictoire de pousser les fazendeiros à renforcer leurs milices armées, transformant la région en une espèce de far west où les fazendeiros font la loi en toute impunité.
La dernière victime du conflit est un jeune de vingt ans, tué d’une balle lors de l’occupation de la Fazenda Santa Filomena dans la nuit du 31 juillet au 1er août dernier, alors que les tireurs à gage (pistoleiros) ont ouvert le feu sur les quelque 200 familles de travailleurs sans-terre venus occuper la fazenda. Cette fazenda avait pourtant déjà été déclarée « propriété improductive » par l’organisme fédéral responsable de la réforme agraire, ce qui signifie, selon la loi brésilienne, que la propriété peut être expropriée puis répartie. Les fazendeiros disposent toutefois de toutes sortes de recours pour bloquer (quand ce n’est pas pour renverser) le processus et les familles, qui campaient aux alentours de la fazenda dans des conditions précaires en attente d’un lopin de terre (certaines d’entre elles depuis huit ans), avaient donc résolu d’occuper la fazenda pour faire pression et tenter d’accélérer le processus. La police militaire, appelée sur les lieux par les travailleurs sans terre, a observé la scène pendant plusieurs heures avant d’intervenir. Elle a finalement arrêté deux pistoleiros (ils étaient plus de quinze au total), qu’elle a ensuite relâchés « faute de preuves ».
Le Mouvement des Travailleurs Ruraux Sans Terre
Le Brésil est, avec le Paraguay, le pays qui compte la structure agraire la plus inégale du monde : 3 % de la population y possède 2/3 des terres cultivables. Dans un pays où 25 millions de personnes luttent pour survivre occupant des emplois agricoles temporaires, certaines fazendas ont une superficie comparable à certains états du Brésil. Pire encore, dans un pays où 44 millions de Brésiliens souffrent de la faim, 60 % des terres arables ne sont pas cultivées.
Le Mouvement des Travailleurs Ruraux Sans Terre (Movimento dos Trabalhadores Rurais Sem Terra, ou MST) a été fondé au début des années 1980, alors que la dictature militaire commençait à faiblir. Vingt ans plus tard, les occupations ont permis à 250 000 familles d’obtenir droit à plus de 6 millions d’hectares de terres agricoles. Aujourd’hui, le Mouvement compte plusieurs centaines de milliers de membres et est une force politique majeure.
Depuis que le MST a fait son entrée dans la région nord-ouest de l’État du Paraná en 1998, cinq membres du Mouvement ont été assassinés par des pistoleiros à la solde des fazendeiros. Aucun des cinq assassinats n’a encore mené à un procès, encore moins à une condamnation. Non seulement les fazendeiros ont leurs propres milices armées, mais ils peuvent compter sur l’appui tacite (quand il n’est pas actif) des polices civiles et militaires et du pouvoir judiciaire. En fait, le fazendeiro est souvent le beau-frère du juge, et son cousin est chef de police... Dossiers archivés malgré les preuves, victimes qui se retrouvent accusées : la notion d’impunité prend ici tout son sens.
Le MST a malgré tout conquis plusieurs fazendas dans la région, et le nord-ouest du Paraná est aujourd’hui une des régions du Brésil comptant la plus forte concentration de communautés issues de la réforme agraire (assentamentos). Le Paraná compte en effet 14 000 assentados. Mais le problème reste aigu, car il existe un nombre égal de personnes en attente d’un lopin de terre à cultiver.
Comme le soutient le MST, la réforme agraire ne concerne pas que la question de la terre. Une solution au problème de la faim et des favelas (ou bidonvilles), par exemple, passe également par une réforme en profondeur de la structure agraire. Il est d’ailleurs significatif qu’un nombre de plus en plus important de personnes qui joignent les rangs du MST soit issu des favelas et non du milieu rural.
Au-delà de la réforme agraire
La lutte du MST ne s’arrête pas à la terre. Le mouvement revendique également un changement en profondeur de la société brésilienne. L’alternative sociale et économique que propose le MST est développée à petite échelle dans les assentamentos à travers, par exemple, l’organisation coopérative du travail, l’expérimentation de techniques de production agroécologiques, un système alternatif d’éducation inspirée de « la pédagogie de l’opprimé » de Paulo Freire, et un modèle d’organisation assurant la participation de tous aux décisions de la communauté.
De l’avis de plusieurs observateurs, le MST est unique. Sans aucun doute un des mouvements sociaux contemporains les plus originaux et les plus innovateurs. C’est un curieux paradoxe qu’un tel mouvement soit né d’une lutte quasi-médiévale entre paysans sans-terre et grands propriétaires terriens.