Équateur
Victoire de Rafael Correa
Nouvelles mitigées pour la gauche
Avec la victoire de Correa lors des élections du 17 février dernier se renforce le projet postnéolibéral tant dans le sous-continent sud-américain qu’à l’intérieur de l’Équateur. Augmentant ses appuis de près de 5 % après six ans au pouvoir, Correa et son mouvement, Alianza País, gagnent également une vaste majorité des sièges au sein de l’Assemblée législative. Ils pourront ainsi faire adopter des lois sans négocier avec l’opposition, et probablement amender la constitution de la même façon [1]. C’est une bonne nouvelle si le projet d’approfondir la révolution citoyenne en changeant la matrice productive est bel et bien l’objectif poursuivi. C’en est une moins bonne si la politique d’hostilité envers la contestation et les mouvements sociaux se renforce.
Vendredi 8 février. Il ne reste qu’une dizaine de jours avant l’élection présidentielle. Lucio Gutiérrez fait campagne dans le marché public de Santa Clara, en bordure du quartier touristique « La Mariscal ». Il passe rapidement entre les étals, en distribuant sourires, poignées de main ainsi que de jeunes pousses d’arbres aux clientes et aux commerçantes. Celles-ci classent leurs légumes, écossent des pois et décollent les grains des épis de maïs blanc afin d’ajouter une minime valeur ajoutée dans ce circuit de revente. Après le passage de Gutiérrez, des vendeuses groupées discutent. L’une d’elles s’exclame : « C’est nous qui les escroquons. Tous les candidats passent ici les uns après les autres et distribuent des cadeaux. Alors, on prend ce qu’ils nous donnent, mais moi, je vote selon ma conscience, moi ! » Quand on lui demande ce que celle-ci lui dicte, elle répond : « Nous avons déjà un président ! » La marchande de légumes reprend ainsi le slogan de la campagne de Rafael Correa, le président en poste depuis 2007, et dont la réélection était déjà quasi assurée dès le premier tour. Le clientélisme de campagne et la distribution de cadeaux ont donc de sérieuses limites, surtout dans un contexte où le président en titre jouit d’un appui populaire aussi important. Une jeune pousse d’arbre ne fait pas le poids par rapport aux investissements sociaux et en infrastructure et à l’augmentation des transferts directs envers les plus pauvres.
Trajectoire de Rafael Correa
Depuis sa première victoire électorale, Rafael Correa est parvenu à forcer un référendum pour convoquer une assemblée constituante, à y faire élire une majorité de ses partisanes et à la faire aboutir sur une nouvelle constitution dans les temps espérés. La nouvelle constitution, qui vise à créer une société du « bien vivre [2] » a été adoptée par référendum, et Correa s’est ensuite fait réélire pour un nouveau mandat de quatre ans avec plus de 52 % des voix dès le premier tour. Voilà les premières étapes de ce que Correa et son équipe de marketing ont baptisé la révolution citoyenne. Le terme « révolution » mérite un débat, mais il y a, sans l’ombre d’un doute, une réforme en profondeur qui a transformé le visage institutionnel de l’Équateur. Récupération d’une meilleure partie de la rente pétrolière dans un contexte de hausse des prix de cette denrée, renforcement de la perception des impôts et renégociation de la dette ont permis à Correa de disposer d’un imposant budget [3]. Celui-ci fut dirigé, entre autres, vers l’augmentation des transferts directs aux plus pauvres et vers des investissements en infrastructure ainsi qu’en éducation et en santé. Le modèle économique est cependant, du propre avis du président, le même qu’auparavant ; il a simplement été mieux géré [4]. Le secteur extractif demeure le fer de lance de l’économie, et malgré des pressions populaires, le gouvernement s’est engagé dans le développement de mines à ciel ouvert. Les chambres de commerce et de l’industrie se plaignent d’avoir perdu l’accès à l’État dont elles jouissaient antérieurement, leurs membres font néanmoins des profits records [5].
Victoire écrasante et refonte des partis
Correa a donc terminé son mandat présidentiel et s’est lancé en campagne électorale pour sa réélection au début de l’année 2013. Ce n’est pas un mince exploit ici, puisque aucun président élu n’avait terminé son mandat depuis 1996. En face de Correa, sept candidats disputaient son poste.
Le président sortant a gagné haut la main. Il a remporté l’élection dans toutes les provinces du pays sauf une, lui donnant un total d’appui de 57,46 %. Le second candidat, Guillermo Lasso (du parti CREO – « Créant des opportunités »), n’arrive qu’à 22,37 %, et les six autres candidats n’ont que des miettes.
Sur au moins un point essentiel, ce résultat annonce un changement politique important. Alors que la scène politique était divisée entre six principaux partis depuis le retour à la démocratie en 1979, elle est maintenant divisée en deux, et l’opposition est à la droite de l’échiquier politique.
Dans son discours d’acceptation de la défaite, Guillermo Lasso soutenait que son parti et lui sont devenus la seconde force politique du pays. Membre affiché de l’Opus Dei, Lasso travaille dans le secteur bancaire depuis le début des années 1970. Il s’est retiré de la présidence exécutive de l’une des principales banques du pays (Banco de Guayaquil) en mai dernier, vraisemblablement pour se présenter à l’élection présidentielle. Son programme reprenait les grandes lignes de l’ère néolibérale : baisse d’impôts et signature de traités de libre-échange avec l’Europe et les États-Unis, le tout dans l’espoir de stimuler les investissements, notamment étrangers, pour que ceux-ci créent de l’emploi. Le refrain est connu et les élections ont démontré qu’il n’est pas populaire lorsque chanté par un banquier dans un pays qui a connu une grave crise bancaire à la fin des années 1990, alors que se concrétisaient les effets des réformes néolibérales.
Certains voient en Lasso le candidat des chambres de commerce et de la bourgeoisie. Cette opposition de la part des gens d’affaires peut étonner dans la mesure où les banques font des profits records et les entreprises brassent de bonnes affaires sous la gouverne de Correa. Mis à part les petites et moyennes entreprises, les principales chambres de commerce et d’industrie du pays s’opposent toutefois au programme de Correa, qu’elles jugent trop instable au niveau législatif. Elles rêvent effectivement de traités de libre-échange qu’elles croient garants de meilleures prévisions de rendement, incitant l’investissement.
En devenant la principale force d’opposition, Lasso écarte ainsi Alvaro Noboa (3,46 %), magnat de la banane qui en était à sa cinquième campagne présidentielle. Il avait gagné plus de voix que Correa lors du premier tour en 2006 et possédait une certaine force au sein de l’Assemblée législative. Lasso se positionne également loin devant Lucio Gutiérrez (6,3 %). Ancien militaire quelconque, Gutiérrez a surgi dans l’arène politique en appuyant le coup d’État contre le président Mahuad organisé par des dirigeants autochtones en 2000. Ses supérieurs hiérarchiques ne l’ont toutefois pas laissé gouverner le pays, préférant transférer le pouvoir au vice-président. Gutiérrez s’est présenté à l’élection présidentielle suivante, qu’il a remportée en coalition avec des partis de gauche et pro-autochtones. Son discours d’alors le faisait passer pour un second Chávez. L’idylle populaire fut cependant de courte durée. Il annonça rapidement son intention de rester près de la politique américaine, et son application de recommandations du FMI écarta le mouvement autochtone de l’alliance, à peine quelques mois après l’élection. Il s’est ensuite maintenu en poste en nouant des alliances avec la droite parlementaire jusqu’en avril 2005, alors que des révoltes paralysaient la ville de Quito et incitaient le parlement à le destituer.
Or, si l’on peut se réjouir à gauche de la défaite de Lasso, il en va autrement du très faible score d’Alberto Acosta (3,31 %). Professeur d’économie à l’Université FLACSO et auteur de nombreux livres, il était membre fondateur d’Alianza País. Il a été ministre de l’Énergie et des mines de Correa au tout début. Il fut même président de l’assemblée constituante pendant sa première moitié d’existence, de laquelle il s’est retiré sous les pressions de Correa parce que l’ouverture qu’il donnait à la participation citoyenne risquait de nuire à la conclusion rapide des travaux. Acosta s’est présenté à la présidence pour une coalition, l’Unité plurinationale des gauches, qui comprenait les partis officiels Pachakutik et MPD, en plus d’une vingtaine de petits partis de gauche et de mouvements sociaux. Acosta représentait ainsi une bonne partie de la gauche organisée à l’extérieur du parti de gouvernement. Avec de tels résultats, cette gauche vient de donner des arguments à Correa pour que ce dernier continue d’injurier ceux et celles qui le contestent par la gauche avec des termes tels qu’« infantiles » et « tireux de roches », même si c’est cette gauche qui a alimenté la contestation sociale pendant la longue nuit néolibérale que Correa prétend combattre.
Tendances centralisatrices
La politique du gouvernement de Correa se distingue sans aucun doute du programme néolibéral. Elle s’appuie sur la récupération étatique du secteur extractif pour en redistribuer la rente. Elle prétend à une diversification économique à l’aide d’une plus grande intervention étatique. Si cette politique contribue au virage du sous-continent, elle se fait par le biais d’une certaine hostilité envers les secteurs organisés de façon autonome. Cette pratique est vraie tant pour les chambres de commerce et de l’industrie que pour les organisations populaires (autochtones, paysannes et syndicales…). À ce titre, des organisations de défense des droits de la personne s’inquiètent des nombreuses arrestations de dirigeants paysans et autochtones en réponse à des actions principalement dirigées contre le développement de l’industrie minière [6].
Il y a bien une participation citoyenne au sein de certaines instances étatiques, mais celle-ci est généralement filtrée par une institution de l’État, le Conseil de participation citoyenne et de contrôle social (CPCCS). Il choisit les participantes par des concours au mérite, en fonction de critères qui ne sont pas ceux des mouvements, mais ceux définis par l’État. Les représentantes et représentants choisis ne sont donc pas redevables aux organisations sociales, mais bien devant une masse abstraite de citoyennes ou devant les membres du CPCCS. Dans ce contexte, l’affaiblissement de la gauche autonome n’est pas une bonne nouvelle, bien que le débat d’une certaine gauche au sein même du gouvernement se poursuive.
[1] Au moment d’écrire ces lignes, l’assignation des sièges n’était pas encore complétée, mais la méthode d’assignation des députés nationaux, qui utilise le mode de répartition d’Hondt, favorisera le parti de Correa, largement majoritaire.
[2] La Constitution prétend développer une société du buen vivir ou du sumak kawsay, expressions qui cherchent à rediriger l’objectif du développement de la croissance économique vers la vie en harmonie des humains entre eux et avec la nature.
[3] De 2001 à 2006, le budget de l’État représentait 25 % du PIB par année. De 2007 à 2011, la moyenne annuelle le situe à 38,7 %, alors que ledit PIB fut en croissance pendant les deux périodes.
[4] Lors d’une entrevue, Correa soutenait : « Essentiellement, nous faisons mieux les choses avec le même modèle d’accumulation plutôt que de le changer, parce qu’il n’est pas de notre désir de nuire aux riches, mais il est bien dans notre intention d’avoir une société plus juste et équitable. » El Telegrafo (Quito, 15 janvier, 2012).
[5] Voir : Machado, Diego. 2012. « Las elites económicas : los verdaderos beneficiarios del Gobierno de Rafael Correa ». Revista Viento Sur Edición Web. www.vientosur.info/monograficos/monografico.php?tematica=1968# (Consulté le 28 mai, 2012).
[6] Voir le site de l’organisation de défense des droits de la personne CEDHU : www.cedhu.org ; et notamment Amnistía Internacional, « « Para que nadie reclame nada » : ¿Criminalización del derecho a la protesta en Ecuador ? », 2012.