Dossier : La gauche au Québec, entre la gauche et les urnes
Calcul électoral
Relativement aux élections et à l’idéal démocratique, il y a quatre idées qui me paraissent devoir être connues de tout le monde. Certaines, comme on va le voir, seront sans doute jugées très surprenantes, pour ne pas dire troublantes, par qui en entend parler pour la première fois.
C’est certainement le cas de la première de ces idées qui nous dit que si par démocratie on entend quelque chose comme « reflétant l’opinion d’un groupe sur une question donnée », alors il faut admettre que, dans bien des cas, ce qui constitue l’opinion du groupe pourra changer considérablement, voire du tout au tout, simplement selon la méthode de vote qu’on choisira pour la déterminer.
La deuxième est que pour des conditions qu’on trouvera les plus faciles à admettre et dans les circonstances les plus usuelles, dès lors qu’on a le choix entre plus de deux options, il n’y a pas toujours de méthode de vote parfaite et infaillible pour déterminer cette opinion d’un groupe. La troisième est que certaines méthodes de vote peuvent néanmoins, pour de bonnes raisons, être tenues pour préférables à d’autres, à différents points de vue. La quatrième est qu’il y a malgré tout de fort défendables raisons de chérir un idéal démocratique, d’autant qu’il tient à d’autres dimensions que le seul fait de voter pour prendre une décision sur une question ou une autre.
Nombre de ces idées ont été établies mathématiquement et il est impossible de leur rendre pleinement justice sans le recours à des raisonnements et à des démonstrations parfois complexes. Mais je veux néanmoins en donner une idée au moins intuitive.
Les étonnantes difficultés à identifier un choix collectif
Supposons (j’adapte ici un exemple proposé par Éric Pacuit) que les 21 membres du collectif d’À bâbord ! aient à décider parmi quatre sujets de dossier possibles lequel retenir pour le prochain numéro. Appelons ces sujets A, B, C et D. Une manière de faire, la plus courante, celle qu’on utilise dans nos élections, est de demander à chacun de donner sa préférence entre les quatre choix. Disons qu’on découvre alors que 8 personnes préfèrent le sujet A, 7 préfèrent le sujet B, 6 le sujet C, personne ne préférant le sujet D. On opte donc pour le sujet A. Mais si on avait demandé aux gens d’ordonner leurs préférences, on aurait pu obtenir ceci :
3 personnes : A, B, C, D
5 personnes : A, C, B, D
7 personnes : B, D, C, A
6 personnes : C, B, D, A
On reconnaîtra ici nos 8 personnes (3 + 5) préférant le sujet A que nous venons de déclarer le gagnant de cette élection. Mais considérez à présent que 13 personnes considèrent que ce sujet est le pire des quatre et que la décision prise est donc, en ce sens, pour le groupe, la pire de toutes ! Si nous écartons A et que nous écartons aussi D, que personne n’a retenu, nous restons avec deux options : B et C. Eh bien, il y a de bonnes raisons de choisir B et de bonnes raisons de choisir C ! Elles ont été avancées dans le cadre d’une bataille épique entre deux grands noms de la théorie des choix sociaux, ce qui est le domaine dont relèvent les débats que je vous présente.
Selon Condorcet (1743-1794), nous devrions choisir le sujet qui, au terme de confrontations un à un de tous les sujets les uns aux autres, battrait tous ses adversaires. Ici, c’est C qui l’emporterait et on dira que c’est le gagnant de Condorcet. L’ennui, c’est qu’il n’y en a pas toujours un. Selon le contradicteur de Condorcet, appelé Jean-Charles de Borda (1733-1799), nous devrions regarder de plus près comment B se comporte dans ces confrontations un à un en demandant aux votants d’attribuer des points aux choix possibles : 0 à leur dernier choix, 1 à l’avant-dernier, 2 au deuxième choix et 3 à leur premier choix. En ce cas, A aurait obtenu 24 points, B 44 points, C 38 points et D 20 points. Selon cette méthode, B serait donc le gagnant.
Cet exemple simple se généralise et montre que, contrairement aux idées reçues, l’agrégation des choix individuels pour en dégager le choix collectif est une affaire bien plus complexe qu’on pourrait le penser.
C’était ma première idée et elle conduit à la deuxième.
Pas de solution infaillible à ce problème
On pourrait en effet penser que si nous cherchons mieux nous trouverons une manière toujours infaillible de déterminer le choix collectif. Condorcet lui-même avait trouvé sur cette question un paradoxe qui porte aujourd’hui son nom et qu’il a tout fait ensuite pour résoudre. Le voici en termes simples. Imaginons qu’un comité de sélection composé de trois personnes A, B et C, ait à choisir un candidat parmi trois postulants x, y et z. Les choix de chacun sont ordonnés et sont les suivants :
Votant A : ordre de préférence : x, y, z
Votant B : ordre de préférence : y, z, x
Votant C : ordre de préférence : z, x, y
Examinons attentivement ce résultat.
Dans deux cas sur trois, x bat y.
Dans deux cas sur trois, y bat z. En d’autres termes, x bat donc y, qui lui-même bat z.
Or, dans deux cas sur trois également, z bat x !
Le principe de transitivité – qui veut que si l’ensemble x est plus grand que l’ensemble y et que cet ensemble y est plus grand que l’ensemble z, alors nécessairement l’ensemble x est plus grand que l’ensemble z – n’est pas respecté et il y a là quelque chose de profondément troublant.
Or en 1963, un économiste appelé Kenneth Arrow, qui a d’ailleurs reçu pour cela ce qu’on appelle, faussement, le Prix Nobel d’économie, a démontré un résultat qu’on pourra résumer de manière imparfaite, mais intuitivement intelligible et correcte comme suit : dès qu’il s’agit pour des gens de choisir entre trois options ou plus, toutes les méthodes de vote utilisées pour déterminer le choix gagnant qui satisfont quatre banales conditions de rationalité pourraient produire un résultat intransitif – en ce sens qu’un paradoxe comme celui de Condorcet pourra s’y manifester.
Des modèles préférentiels et proportionnels
Est-ce là le fin mot de l’affaire ? Non car, troisième idée, il y a tout de même des degrés d’imperfection entre les méthodes possibles de votation – celles que j’ai présentées plus haut et quelques autres qui ont été proposées.
Parce qu’elles reflètent mieux la diversité des opinions, qu’elles tendent moins à polariser les votes, beaucoup de gens préconisent des méthodes dites préférentielles, c’est-à-dire par lesquelles on peu voter pour plusieurs options, en exprimant, justement, ses préférences. Borda, évoqué plus haut, est ici une importante source d’inspiration.
On préconise aussi, pour des raisons similaires, une représentation proportionnelle, qui permettrait d’assurer une représentation au moins en partie proportionnelle des opinions exprimées. Diverses méthodes sont proposées pour parvenir à ces fins et je pense, avec bien d’autres, que la vie politique du Québec comme du Canada changerait considérablement par leur adoption et que c’est sans doute en grande partie pour des motifs platement… électoralistes que nos systèmes électoraux ne sont pas réformés en profondeur en ce sens.
Éloge de la démocratie
Mais, et c’est la dernière idée que je voulais proposer, la démocratie ne se réduit certainement pas à des élections, encore moins au fait de voter à intervalles plus ou moins fixes. L’attachement à la démocratie peut, pour commencer, être un attachement à la vérité en ce sens que, sous certaines conditions, la démocratie est susceptible de faire avancer vers elle, voire d’y conduire. Condorcet a prouvé un célèbre théorème qui le montre bien.
Considérez une pièce de monnaie juste. Si vous la lancez 4 fois, vous pourrez avoir un étonnant résultat, comme par exemple qu’elle tombe plusieurs fois de suite sur pile. Mais si vous la lancez 10 000 fois, elle tendra vers sa distribution normale : être tombé 5 000 fois sur pile et 5 000 fois sur face. Si la pièce est cependant fausse, c’est-à-dire biaisée en faveur de, disons, pile, le même raisonnement vaut. La pièce pourra tomber quatre fois de suite sur face, mais si vous la lancez 10 000 fois, elle tendra à tomber plus souvent sur pile. De sorte que si on imagine un groupe de gens même très légèrement plus susceptibles de trouver la bonne réponse entre deux options, plus le nombre de ces gens augmente, plus il est certain qu’ils la trouveront !
Il faut pour cela, bien entendu, que ces personnes soient informées et cherchent sincèrement la vérité et ce qui est mieux pour tous plutôt que pour eux seulement : bref qu’elles soient éduquées, ouvertes au dialogue, curieuses, honnêtes. Et la démocratie, de manière profonde et substantielle, devrait justement être cela : des gens menant un type de vie associative par lequel ils partagent des intérêts communs, délibèrent, ont le souci des autres, de leur bien-être, de la justice et ainsi de suite. Tout autant qu’une réforme de notre système électoral, soigner notre démocratie signifiera rétablir de telles conditions de vivre ensemble.
Ce n’est pas une mince tâche, et cela pour de nombreuses raisons. Mais je pense que les extraordinaires inégalités qui prévalent désormais dans nos sociétés y sont pour beaucoup.