International
Le long hiver des femmes arabes
Quand le printemps arabe a éclos, tous les espoirs étaient permis. Des jeunes et des femmes, en grand nombre, ont envahi les places publiques et revendiqué la fin de l’autoritarisme. Pour beaucoup d’entre elles, cet autoritarisme ne se limitait pas à des structures politiques paternalistes, mais englobait également les relations interpersonnelles. Depuis, quelques anciens dictateurs sont tombés, mais l’autoritarisme et le paternalisme font encore partie du paysage politique de ces pays.
La mobilisation politique des femmes a joué un rôle important dans la chute des anciens dictateurs. En Tunisie, on pouvait les voir dans les manifestations, presque aussi nombreuses que les hommes. En Égypte, certaines étaient voilées, d’autres pas, mais elles ont participé au siège de la place Tahrir. Pourtant, dès avant la chute de Moubarak, des échos nous parvenaient de cette journaliste étatsunienne violée par des manifestants. Des rumeurs circulaient sur d’autres viols, l’anonymat des victimes contribuant au silence les entourant.
Les dimensions militaires des combats en Syrie et en Lybie reléguaient les femmes au second rang, même si Khadafi avait son « régiment de femmes » et une vision très particulière de la libération des femmes.
La situation actuelle est d’autant plus préoccupante que, sauf en Tunisie, il y a peu de législations reconnaissant les droits des femmes et dissociant le droit de la famille et les autorités religieuses. Par ailleurs, les révolutions démocratiques n’ont pas nécessairement les effets escomptés en ce qui concerne les droits des femmes, peu importe la part qu’elles prennent aux luttes politiques. Aux États-Unis et en France à la fin du XVIIIe siècle, les femmes ont été renvoyées à l’espace privé de la famille et des enfants ; plus récemment, en Europe de l’Est après 1989, l’égalité entre les hommes et les femmes a été identifiée à l’ancien régime communiste et on a plutôt valorisé le modèle de la mère à la maison, ce qui a été entretenu par la montée des droites religieuses.
Tunisie : une islamisation rampante
La Tunisie constitue un cas d’espèce dans les pays arabes et musulmans : le droit du mariage et de la famille relève du Code civil et non pas des autorités religieuses. Sous le régime d’Habib Bourguiba, on a considéré que la laïcité représentait la modernité politique et on a donc opéré une dissociation entre le politique et le religieux.
C’est ainsi que la polygamie a été interdite et que le mariage a requis le consentement des deux époux. La Tunisie a également autorisé l’avortement, bien avant plusieurs pays occidentaux (1973). Les femmes ont obtenu le droit de vote et l’accès à l’éducation.
Pourtant, les élections d’octobre 2011 voient l’arrivée en tête du parti Ennahda, qui remporte 41,5 % des suffrages, de même que la percée électorale des salafistes et leur intense mobilisation dans la rue pour radicaliser l’islamisme soi-disant modéré d’Ennahda. Les partis laïques, inorganisés et divisés, viennent loin derrière et sont eux-mêmes soumis à l’intimidation comme en témoigne l’assassinat de Chokri Belaïd le 6 février dernier.
Depuis la révolution, et surtout depuis les premières élections, les islamistes ont entrepris une politique systématique d’intimidation et de terreur dans la société et de « colonisation » de l’appareil d’État. Cela n’est pas sans rappeler les techniques utilisées par les nazis pour s’emparer « légalement » du pouvoir en 1933 en Allemagne, après avoir fait régner la terreur dans les rues. Les médias, l’université ou la rue sont devenus leurs terrains d’action privilégiés.
Ainsi, la blogueuse Lina Ben Mhenni, qui a été très active sur Facebook au moment des protestations contre le régime Ben Ali, a reçu des menaces de mort. Une chaîne de télévision a été prise d’assaut par les islamistes protestant contre la diffusion du film Persepolis de la Franco-Iranienne Marjane Satrapi et la vie de son réalisateur a également été menacée.
De la même façon, l’Université de la Manouba a été le lieu d’une confrontation entre « laïcs » et islamistes quand des femmes portant le niqab ont revendiqué de pouvoir suivre les cours et passer leur examen dans cette tenue, largement soutenues par leurs amis barbus. Les revendications islamistes se sont ensuite enhardies pour revendiquer des cours séparés pour les étudiantes et les étudiants.
Les rues, même dans les grandes villes, sont des lieux de moins en moins sûrs pour les femmes. Celles qui ne sont pas (ou insuffisamment) voilées se font rappeler à l’ordre patriarcal par un harcèlement incessant, quand ce n’est pas l’agression ou le viol. Cet activisme islamiste antiféministe se double d’une guerre culturelle pour préserver la famille traditionnelle et la stricte division des rôles entre hommes et femmes, pour préserver la virginité des femmes jusqu’au mariage, pour moraliser la vie publique.
Heureusement que certaines féministes tunisiennes sont organisées, mais l’Association tunisienne des femmes démocrates est loin de jouir des mêmes appuis institutionnels que les divers courants islamistes.
En Egypte : une guerre d’usure contre les femmes
La situation est encore plus dramatique en Égypte, où les femmes ne peuvent même pas compter sur la protection formelle de la loi et doivent faire face à un mouvement islamiste organisé depuis très longtemps (les années 1920) et jouant un rôle majeur dans les institutions d’éducation et les services sociaux.
Là aussi, c’est la présence des femmes dans l’espace public qui est visée et donc leur possibilité de s’organiser politiquement et de participer aux mouvements de protestation contre la confiscation de la révolution par les Frères musulmans.
On connaissait déjà l’existence de wagons de métro réservés aux femmes pour leur épargner le harcèlement et les attouchements non désirés dans les transports publics. On entend de plus en plus parler de viols de femmes lors des protestations sur la place Tahrir, à tel point qu’un groupe de jeunes hommes a décidé de mettre en place un commando anti-viol. De plus en plus de femmes choisissent de parler publiquement de leur agression, malgré l’opprobre social qui entoure les victimes de viols perçues comme des marchandises avariées sur le marché matrimonial, pour susciter un débat public et permettre aux femmes qui veulent agir politiquement de s’organiser collectivement afin de se protéger.
Cette guerre d’usure contre les femmes prend place dans un contexte où la sexualité des femmes est de plus en plus contrôlée et niée, tandis qu’un nombre important de jeunes hommes ne peuvent se marier puisqu’ils ne disposent pas des ressources économiques pour ce faire. Malgré tout, le gouvernement Morsi songe à abaisser l’âge du mariage à 14 ans pour les jeunes filles et encourage le tourisme sexuel des riches (et vieux) cheiks des pétromonarchies du Golfe.
Il y a également des tentatives islamistes de noyauter les institutions politiques et de museler l’opinion publique. Pour les femmes, cela veut dire abroger les dispositions législatives (fort contraignantes) leur permettant de demander le divorce, abolir les quotas assurant leur présence au Parlement qui avaient été instaurés sous le gouvernement Moubarak et, surtout, exclure celles-ci de tous les comités de travail sur la Constitution.
Féminisme et démocratie
Ces atteintes aux droits des femmes ne sont pas un hasard et nous montrent clairement qu’on ne peut envisager une réelle démocratisation de ces pays si les transformations sociales (quand il y en a) se limitent uniquement à l’espace politique. Il est évident que si l’on veut instaurer l’égalité et la liberté dans l’espace public, il faut aussi le faire dans la sphère familiale et accorder l’égalité et la liberté aux femmes dans tous les domaines de l’existence humaine.
Il faudrait également se garder de considérer que la démocratie se limite à l’organisation d’élections pas trop entachées de fraude. Entre les insurrections des jeunes (hommes et femmes) des printemps arabes et l’arène électorale qui a pu être captée par les forces déjà organisées (islamistes et forces liées aux anciennes dictatures), on voit bien que le mouvement révolutionnaire peine à s’instituer politiquement et à infléchir les nouvelles constitutions ou à instaurer de nouvelles cultures politiques.
Dans tous ces pays, des féministes mènent des luttes pour maintenir leur droit à l’éducation, à l’exercice d’un travail rémunéré et à une présence sécuritaire dans les lieux publics. Elles méritent tout notre soutien. Mais nous devons aussi faire savoir qu’ici comme là-bas, une démocratie sans les femmes ne mérite pas le nom de démocratie.