Paradis fiscaux
Les pompiers pyromanes
Les citoyens et citoyennes de nombreux pays se serrent la ceinture parce que leur gouvernement a renfloué à coup de milliards des banques aux comportements irresponsables. Pendant ce temps, ces mêmes banques et des comptables « créatifs » accumulent les magouilles et les combines pour permettre aux plus riches d’échapper à l’impôt par le biais des paradis fiscaux. Cette situation n’est plus dénoncée uniquement par la gauche, mais par des représentants vénérables de l’ordre néolibéral. Faut-il les prendre au sérieux ?
L’automne dernier, des compagnies comme Google, Starbuck, Microsoft, Amazon et Apple ont été mises sur la sellette par les gouvernements français et britannique parce qu’elles ne payaient pas leur juste part d’impôt. L’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) a produit un rapport intitulé « Lutter contre l’érosion de la base d’imposition et le transfert des bénéfices » dans lequel on explique, entre autres, les différentes pratiques de l’évitement et de l’évasion fiscaux. Le magazine The Economist s’est mis de la partie et a consacré son numéro du 16 février dernier à la question. Même le gouvernement Harper suit l’affaire : il a chargé le comité permanent des finances d’entreprendre une étude sur la fraude fiscale et le recours aux paradis fiscaux.
On peut parler ici d’une véritable levée de boucliers qui nous replonge dans les beaux jours de la crise bancaire en 2008-2009, alors que certains chefs d’État s’étaient emportés dans de spectaculaires dénonciations. « Les placements de tous ne seraient-ils pas beaucoup plus sûrs si le monde entier se mettait d’accord pour interdire les systèmes bancaires parallèles et les paradis fiscaux », a dit le premier ministre britannique Gordon Brown devant le Congrès américain. « Nous devons aussi œuvrer pour éliminer les zones d’ombre qui compromettent nos efforts de coordination, en l’occurrence les centres off-shore », a renchéri le président français Nicolas Sarkozy devant les chefs d’États de l’Union européenne réunis à Bruxelles. Barack Obama s’est lui aussi emporté dans des envolées du même acabit.
Toutes ces belles déclarations n’ont pas abouti : l’activité économique dans les paradis fiscaux est toujours en progression. Aujourd’hui, une transaction financière sur deux passe par les paradis fiscaux. Le Tax Justice Network a chiffré à 32 trillions de dollars les sommes qui y sont investies.
L’OCDE en action
La situation a toutefois changé depuis 2009. Les effets des politiques d’austérité ont été douloureusement ressentis par les populations, européennes entre autres. Les gouvernements font face à un mécontentement de plus en plus appuyé de la part des populations. La discrimination entre ceux qui paient de l’impôt et ceux qui n’en paient pas, tant au niveau des individus que des entreprises, toujours à l’avantage des plus puissants, devient difficile à justifier. Si bien que l’on peut croire que les intentions de combattre les fuites fiscales pourraient mener à des résultats concrets. Le rapport de l’OCDE cité plus haut propose des pistes qui peuvent mener à d’importantes transformations. Il dénonce par exemple l’une des pratiques qui contribue le plus à priver les États de revenus considérables, le prix de transfert, qui consiste à faire réaliser le profit d’une transaction dans un paradis fiscal, puis à rapatrier l’argent grâce à un accord sur la double imposition (qui permet à une compagnie de payer l’impôt là où il est le moins élevé).
Le rapport révèle les effets néfastes de ces nombreux traités qu’il faut remettre en question : « Il faudra pour cela sortir des schémas de pensée classiques, et faire preuve d’ambition aussi bien que de pragmatisme pour surmonter les difficultés pratiques de mise en œuvre, qui tiennent par exemple à l’existence des conventions fiscales actuelles. » Il a aussi le mérite de s’attaquer à un autre fondement de la fiscalité off-shore, le secret bancaire, en prônant l’échange de renseignement automatique. Cela faciliterait grandement les enquêtes sur l’évasion fiscale.
De lourds antécédents
Il est toutefois pertinent de se demander si on osera bel et bien effectuer de pareilles transformations. L’OCDE est un club de pays riches qui s’est donné de façon arbitraire la tâche de combattre les paradis fiscaux. Sa légitimité est remise en cause par plusieurs organisations et ses réussites jusqu’à maintenant ne sont pas très impressionnantes. Par exemple, il a établi une liste de paradis fiscaux noirs, gris ou blancs, selon leur niveau de collaboration à émettre des renseignements. Il s’agissait ni plus ni moins de manifester sa bonne volonté de collaborer, sans que cela ne soit associé à aucune mesure concrète, pour devenir rapidement blanc comme neige. L’OCDE a aussi proposé le modèle d’accord sur la double imposition qu’il prétend maintenant combattre.
Voilà donc la profonde contradiction dans laquelle nous nous trouvons : ceux qui prétendent maintenant combattre les paradis fiscaux sont les mêmes qui les ont tolérés pendant de nombreuses années, qui leur ont permis de croître et de prospérer. Tant mieux si on arrive à mettre en place quelques réformes qui réduisent l’ampleur du problème. Mais on peut douter de leur efficacité si on ne questionne pas en profondeur les fondements d’un système financier déficient qui a permis la création de pareils trous noirs.