Gagner sa vie sans la perdre
Une priorité syndicale discutable
par Jean-Marc Piotte
Récemment, Henri Massé, président de la Fédération des travailleurs du Québec (FTQ), annonçait que sa centrale était prête à faire des concessions pour aider les entreprises forestières à sortir de la crise. Rusé, il affirme ne pas penser « nécessairement à des réductions de salaire ou des avantages sociaux, mais plutôt à des changements dans l’organisation du travail et à des retraites anticipées ». Autrement dit, et pour le dire en termes non diplomatiques : il annonce à la partie patronale qu’il est même prêt à de telles réductions afin de maintenir les emplois.
Cela ne devrait pas surprendre : depuis 20 ans, la priorité de la FTQ et de la CSN (Confédération des syndicats nationaux) est l’emploi et non la défense des conditions de travail et de salaire de leurs membres. On doit reconnaître les succès qu’elles ont obtenus dans la poursuite de leur objectif premier : le chômage a diminué au Québec. Mais on doit aussi constater qu’elles ont lamentablement failli dans ce qui a toujours été et devrait demeurer la priorité du mouvement syndical : la défense de la rémunération, des avantages sociaux et des conditions de travail de leurs membres. Depuis les années 1980, au Québec comme dans l’ensemble de l’Amérique du Nord, le salaire des travailleurs ne s’est guère amélioré, compte tenu de l’inflation, de l’imposition et de la taxation.
Traditionnellement, le mouvement syndical défendait au sein du marché la valeur de la force du travail qu’il représentait, tout en exigeant de l’État des politiques de plein emploi. En changeant ses priorités, il est devenu, quel que soit le gouvernement en place, un instrument de l’État dans la recherche de l’emploi.
Un peu d’histoire
Cette dérive syndicale commence immédiatement après l’écrasement des syndicats du secteur public et para-public sous le gouvernement péquiste en 1982-1983. La FTQ obtient alors l’appui du gouvernement de René Lévesque, puis celui du gouvernement conservateur de Mulroney, dans la création du Fonds de solidarité (FSTQ), dont le premier objectif est l’emploi et le second, un fonds de pension pour ses membres (l’objectif d’une transférabilité universelle des fonds de pension privés disparaît de la carte syndicale). Puis, peu à peu, l’objectif premier du Fonds devient celui de son créateur. La CSN, pour ne pas être en reste, crée son propre Fonds (Fondaction) et, pour se distinguer, privilégie l’emploi dans l’économie sociale. En 1996, en échange du déficit zéro approuvé par les trois centrales, un montant est alloué à l’économie sociale. Les emplois créés dans ce secteur sont généralement payés légèrement au-dessus du salaire minimum. Gérald Larose, qui voit dans l’économie sociale la rédemption du modèle québécois, propose de syndiquer ces nouveaux travailleurs. Les priorités implicites deviennent donc : 1. la création de l’emploi par l’économie sociale ; 2. la syndicalisation des nouveaux travailleurs ; 3. la négociation de leurs salaires et conditions de travail. (Depuis que Larose est parti apporter la bonne parole ailleurs, la CSN semble répondre au cas par cas, dans une démarche empirique, sans vue d’ensemble.)
Les centrales syndicales expliquent leur peu de résultats aux tables de négociation, lorsqu’elles l’admettent, par la mondialisation. Et elles ont raison. Mais que font-elles pour lutter contre la mondialisation ? Ont-elles sensiblement augmenté leurs efforts pour aider, y compris financièrement, les travailleurs qui cherchent à s’organiser dans les pays non développés ou émergents ? Ont-elles mené des campagnes pour inciter les Québécoises à adhérer à des politiques d’achat responsable (PAR) qui tiennent compte des conditions de travail dans les entreprises étrangères dont ils achètent les produits ? Ont-elles favorisé les larges coalitions avec les groupes altermondialistes qui luttent ici ou ailleurs pour une mondialisation respectueuse des travailleurs et de l’environnement ?
Les centrales syndicales, surtout la FTQ, sont réticentes devant toute coalition avec les mouvements sociaux, et ce, pour deux raisons : elles veulent contrôler leur agenda ; et elles répugnent à financer ces coalitions. Mais les groupes populaires et communautaires, dont les rares employées reçoivent des émoluments très modestes, n’ont pas les ressources financières pour entretenir ces coalitions, tout en pouvant leur apporter du temps et leur énergie militante : n’est-il pas normal que les centrales, dotées d’appareils puissants et de moyens financiers importants, y consacrent une partie de leurs ressources ? Enfin, leur obsession du contrôle de leur agenda ferait sourire, si la situation n’était pas aussi triste : l’agenda des centrales est actuellement dicté par ceux du patronat et des gouvernements.
L’espoir
Il ne faut pas attendre grand-chose des centrales syndicales. D’une part parce qu’elles sont des institutions et, comme toute institution, cherchent à se reproduire, sans véritable remise en question et sans grande innovation. D’autre part parce que la FTQ, qui domine le syndicalisme dans le secteur privé, n’est plus un lieu de débats, depuis que tous les présidents des « unions » se retrouvent au Bureau exécutif de la FTQ, lequel fonctionne par consensus. Comment voulez-vous qu’un simple membre se lève lors d’un congrès et critique l’orientation proposée, alors que le président de son « union », assis avec les autres bonzes de la centrale, a déjà entériné cette orientation ? Il ne faut donc pas s’étonner que la plupart des congressistes de la FTQ ronronnent, caressés par les paroles lénifiantes d’Henri Massé.
L’espoir est ailleurs, chez ces précaires qui s’organisent de façon autonome ou au sein de syndicats. Il est au sein de ces syndicats locaux qui relèvent leurs manches et luttent contre les effets néfastes de la mondialisation. Il est dans ces régions où des syndicats de diverses allégeances s’unissent avec des associations étudiantes, des groupes de femmes, des groupes populaires et communautaires pour combattre le statu quo pourri. Ces expériences sont généralement ignorées par les grands médias. J’aimerais en rendre compte ici, dans cette nouvelle chronique. Écrivez-moi.