Capitalisme et crise de sens
Quelle alternative pour le journalisme ?
par Éric Martin
Il est assez difficile d’imaginer quelles formes pourrait prendre le retour à une pratique journalistique digne de ce nom, alors que la crise du politique qui sévit actuellement tend au contraire à délégitimer jusqu’à l’idée même qu’une parole puisse venir s’interposer entre le citoyen-consommateur et la « réalité » économique immédiate.
Pour endiguer la désagrégation, déjà effective, de l’espace public, suffit-il seulement d’insuffler un nouvel idéal aux « artisans » de la profession, sans se préoccuper des questions « structurelles » ? Faut-il opter pour la mise en réseau « d’altermédias » indépendants ou encore légiférer pour baliser les mouvements de propriété dans les médias institutionnels ? Et surtout, peut-on espérer que le devoir de représentation journalistique puisse s’exercer dans le contexte du capitalisme avancé et de la crise de sens qui traverse de part en part la « société » postmoderne ?
La crise du politique [1]
Selon la conception idéale moderne du terme, le politique est ce lieu collectif d’édiction de normes communes et d’orientations sociétales partagées. L’espace public s’ouvre au débat, et le journalisme s’en fait le prolongement auprès des citoyens, appelés à habiter le monde sous l’impulsion d’un projet collectif.
Dans les sociétés technocratiques contemporaines, cependant, ce sont plutôt les experts qui sont appelés à décrypter « l’environnement » économique objectivé. Les citoyens, eux, sont relégués en deuxième position, sommés de s’adapter aux données que transmettent les scientifiques, histoire de demeurer « compétitifs », sous peine d’être laissés derrière dans un nuage de poussière.
Le politique, renversé par l’économicisme capitaliste et le technologisme, se réduit à n’être qu’une activité parmi tant d’autres (la politique politicienne professionnalisée des candidats plastiques technocratiques). Dès lors, le rôle des médias n’est plus de re-présenter, de symboliser les rapports qui animent l’espace public, mais plutôt de servir de simple courroie de transmission aux « informations » scientifiques et positives issues des « analyses » expertes.
Difficile, alors, de penser que l’on puisse re-bâtir des médias dignes de ce nom, alors même que cette logique de dissolution du politique vient nier la fonction de « re-présentation » qui est à la base de la mission institutionnelle des médias, en postulant comme axiome de base une accessibilité immédiate de la réalité telle-qu’elle-est dans l’œil de l’expert, réduisant le débat public à une perte de temps et d’efficacité. À quoi sert-il de parler, en effet, lorsqu’il suffit plutôt de « décoder » le réel et de s’adapter, pourquoi pas, en « temps réel » (Pichette) ? Quelle pertinence le journaliste a-t-il alors, si ce n’est de se faire le chien rapporteur des soubresauts statistiques qui secouent l’environnement ?
Ces préoccupations nous éloignent d’une critique de la pratique médiatique qui se contenterait de viser les individus-journalistes pour leur cynisme ou leur incompétence (phénomènes par ailleurs incontestablement présents), et aussi « analyses » qui se contenteraient de décrier les journaux comme étant autant de boîtes de propagande à incendier.
On ne saurait re-penser le rôle des médias dans une société émancipée en faisant abstraction de la totalité sociale à laquelle ils participent. Cette totalité concrète est appelée à disparaître sous la double injonction thatchérienne du TINA (There Is No Alternative) et du There’s no such a thing as society, les individus et « les familles » (Thatcher) se contentant de coexister à travers des relations économiques d’échange et de production. Ici, l’idéologie néolibérale ne se contente pas de déformer notre perception du monde : elle contribue à la destruction effective du lien social. C’est pourtant à ce niveau que se joue l’avenir des médias, et celui du monde qui doit continuer d’exister pour être représenté. La critique médiatique doit à tout prix éviter de reprendre de manière acritique un discours subjectiviste, positiviste ou économiciste qui pose comme a priori l’inexistence de la société.
Cette lecture partielle, subjectiviste et ahistorique passerait à côté de l’essentiel, à savoir les mutations de société qui contribuent aujourd’hui à délégitimer le langage, le symbolique et toute idée de problématisation et de représentation de la réalité, pour y substituer le contrôle indiscutable d’un système économique réifié et immédiat, où l’information n’est plus qu’une donnée binaire assurant la fluidité opérationnelle du système.
Les médias indépendants et Internet
Concédons-le : les médias indépendants, qu’ils soient sur support papier (À bâbord !, Le Couac, etc.) ou électronique (CMAQ, Indymedia, etc.), sont des lieux fondamentaux d’organisation du mouvement pour la justice globale, en plus d’être des contrepoids aux médias mainstream, dénaturés par une logique d’infotainment commercial et pétris d’idéologie néolibérale. S’il faut assurément défendre leur indépendance et leur survie, en attendant le Grand Soir, notamment par la création d’un fonds des médias indépendants, on ne saurait penser que ces médias « alternatifs », même si l’on y trouve plusieurs inspirations pour l’après-capitalisme, porteraient dans leur forme même la négation de la logique dominante qui s’installe aujourd’hui et qui sape les fondements même de notre rapport symbolique au monde.
Le magazine Time nommait cette année, comme personnalité de l’année, nul autre que « You », l’utilisateur de Youtube, celui qui peut déjeuner devant l’œil électronique de sa webcam et être observé par des millions de gens branchés en réseau. Time titrait : « You control the media now and the world will never be the same ». Simple récupération capitaliste du slogan « Don’t hate the media, be the media », ou encore démonstration de l’inanité d’un « contre-pouvoir éclaté » dans une société capitaliste combinant précisément la dissolution des mécanismes, qui assuraient la reproduction de l’unité et du sens de la société, à la démultiplication des instances localisées de production de contenu ?
Bien sûr, les utilisateurs de Youtube ne contrôlent rien : ils ont tout perdu. S’ils ont toute liberté de s’épancher, à coup de trente secondes, leur parole n’a plus aucune prise sur la réalité : elle ne peut que se perdre entre un vidéo sur un chat siamois au soleil et une plante verte inusitée. Mais, pourrait-on ajouter, les utilisateurs d’Indymedia ne se portent guère mieux, en définitive, lorsqu’il s’agit d’avoir quelque prise sur la dynamique des choses : l’autoproduction des contenus convient assez bien dans une logique dominante qui cherche avant tout à discréditer et à détruire les institutions politiques modernes, dont font partie les médias institutionnels...
En effet, la décentralisation et la démocratisation de la production « médiatique » créent des formes éclatées (blogues, Youtube) qui sont tout à fait compatibles avec la dissolution des médiations symboliques propre à la désagrégation des formes institutionnelles que suppose la mise en place d’une société systémique, horizontaliste et gestionnaire. Ces formes de « cyber-démocratie » ne représentent pas en soi une rupture avec cette dynamique de désymbolisation, pas plus qu’ils ne sont en soi les porteurs d’une charge politique critique susceptible d’enrayer les mutations postmodernes. Il ne s’agit pas ici d’en nier l’utilité, au contraire, mais d’en démontrer les limites.
Vers de nouveaux médias
Ainsi, dès qu’il s’agit de penser le journalisme tel qu’il devrait être dans une société « retrouvée », on doit d’emblée poser la nécessité d’y maintenir, ou d’y revaloriser, la présence d’institutions et de médiations communes dont la société se doterait de manière réflexive. Ces institutions recevraient une sanction collective et assureraient en retour une certaine permanence et une certaine rigueur de traitement des événements.
L’ampleur de la tâche à accomplir pour renverser les processus de saccage et de désymbolisation à l’œuvre ne doit pas, pour autant, nous empêcher de contester et d’entraver sans attendre la concentration des médias, la propriété croisée et leur conversion en machines à divertir. Il existe une série de mesures, proposées notamment par la Fédération nationale des communications (FNC-CSN) lors de la commission parlementaire de 2001, capables de limiter les mouvements de propriété et de limiter les dégâts causés par la concentration.
Ces digues, pourtant, ne sauraient contenir la déferlante capitaliste qui inonde déjà les médias de l’intérieur, subvertissant leur nature. D’où la nécessité d’extraire les médias de la logique de marchandisation qui les phagocyte, ce qui implique en premier lieu d’interdire qu’ils ne soient régis par les règles de la propriété privée. La « propriété » (possession ?) collective des moyens de diffusion s’avère difficilement envisageable sans la remise en question de l’entièreté des rapports de production capitalistes qui sont à la base du mouvement de dépolitisation de l’économie et de délégitimation des médiations.
Les médias dans une société post-capitaliste
Dans une société post-capitaliste, les médias seraient des institutions autogérées responsables devant la collectivité et dont les membres seraient désignés démocratiquement. Ce n’est pas dire que ne pourraient exister de médias indépendants, au contraire. C’est plutôt dire que certains organes auraient comme mission assignée d’animer le débat public. Leur mode de fonctionnement serait démocratique. Un maximum de décisions seraient prises en commun. Ce n’est pas dire qu’il n’y aurait plus de postes d’autorité (chef de pupitre, rédacteur), mais que ces fonctions seraient assumées en rotation et avec un minimum d’arbitraire.
L’élimination de la logique de recherche de profit et des prérogatives patronales (pouvoir d’embauche et de congédiement, contrôle sur la section éditoriale) permettrait de soustraire les médias aux pressions économiques et aux intérêts d’une classe possédante.
Ces questions de propriété et de structure sont relativement faciles à régler sur papier. Elles laissent cependant intact le problème de la transition vers cette nouvelle société, à laquelle on ne saurait donner, n’en déplaise à certains, une réponse toute pragmatique compte tenu de l’ampleur de l’impasse actuelle.
En effet, le problème de la crise des médiations demeure entier. Des auteurs comme Noam Chomsky ou André Hirt, dénonçant la médiation journalistique comme étant un support technique et idéologique au service de l’intérêt capitaliste (un pouvoir de construction de la réalité), sont tentés d’expédier la question en appelant à l’élimination de la représentation, ce qui permettrait un accès « direct » à la réalité [2]. Il s’agirait, somme toute, de « faire sauter le couvercle imposé par les puissants » pour avoir accès au « bon » public non idéologisé, mais actuellement manipulé par « les maîtres ».
Ces critiques confondent l’idéologie de légitimation de la domination économique et l’existence d’une culture première, d’une médiation symbolique entendue comme précompréhension du réel héritée d’un sens transmis historiquement et constitutive des consciences individuelles qui ne se trouvent libres que sous sa contrainte, langagière par exemple. Les critiques hostiles à la représentation en viennent à « jeter le bébé » de la représentation avec « l’eau du bain » de l’idéologie, laissant entière une crise... dont on pourrait même dire qu’elles viennent l’alimenter.
Au lieu de considérer la distance comme « suspecte » ou élitiste, les nouveaux médias devraient prendre acte du fait que la pratique journalistique n’est possible que dans le détour d’un tiers terme dont l’existence objectivée vient mettre en forme les rapports sociaux : la société et son projet collectif agissant comme précompréhension symbolique et idéologique de l’engagement dans le monde, irréductible aux épanchements narcissiques d’égos purement singuliers et éclatés.
Une pratique journalistique qui serait incapable de penser le commun autrement que sous la forme d’un agrégat ou d’une somme des actions des plumes (claviers !) libérées saperait les conditions de sa propre possibilité, c’est-à-dire la reconnaissance du caractère indépassable de l’enracinement dans la contrainte d’un « réel » toujours-déjà médiatisé par le symbolique pour celui qui l’habite, et où il s’agit de penser, à travers le détour de la parole et du débat public, la place de la liberté tout autant que celle de la limite. Peut-être n’est-ce là que de la « surthéorisation artificielle ». Mais alors, soyons conséquents : taisons-nous et laissons le « réel » parler de lui-même, sans lui imposer l’artifice de notre présence...
[1] Voir le texte de Jean Pichette, « Penser le journalisme dans un monde en crise » dans le dossier « Médias, journalisme et critique sociale », À bâbord !, # 18, février/mars 2007, p. 17-19.
[2] Sur la critique de Chomsky, voir le livre de Géraldine Muhlmann, Du journalisme en démocratie, Paris, Payot, 2006.