L’Institut économique de Montréal se penche sur...
L’avenir du système de santé québécois
par Rachel Sarrasin
Selon Antonio Gramsci, il faut comprendre le rôle des intellectuels dans l’organisation de la vie collective non pas à partir de la définition du type de travail que ces acteurs effectuent, mais plutôt selon la fonction qu’ils occupent au sein de la société. Ainsi, en tant que composante de la société civile, ces intellectuels contribuent par la production des idées à la création d’un bloc culturel hégémonique qui alimente la pensée dominante et assure la légitimité du discours des autorités politiques [1]. Dans cette perspective, malgré l’absence dans ses travaux d’une rigueur analytique et méthodologique propre aux recherches à prétention scientifique, il faut considérer l’Institut économique de Montréal (IEDM) comme l’un de ces acteurs participant à la formation du consensus néolibéral qui motive aujourd’hui l’orientation des politiques gouvernementales. La mission de l’Institut consiste en effet à prendre part aux débats sur la question des politiques publiques au Québec et au Canada et à proposer des « solutions créatrices », notamment en ce qui concerne la question des réformes des systèmes d’éducation et de santé [2].
L’IEDM est particulièrement actif sur la question de la transformation du système de santé québécois. Dans ce domaine, l’Institut contribue à la consolidation d’une hégémonie néolibérale prônant la privatisation des services de santé et la prédominance de la logique du capital dans la fourniture des soins. Son intervention se fait principalement par le biais de la production d’une série de notes de recherches qui, s’adressant au grand public, détaillent la perspective de l’Institut en la matière et ont pour objectif de vulgariser les enjeux relatifs au débat sur la santé. De même, l’entreprise de déconstruction des services publics par l’IEDM est exprimée par des interventions médiatiques ponctuelles (voir encadré) ou encore lors de d’événements publics au cours desquels des acteurs sociaux et politiques assumant des responsabilités dans l’élaboration des politiques sont invités à partager leur sympathie à l’égard des idées formulées par l’Institut.
En ce sens, l’IEDM défend en matière de santé une perspective s’inspirant à la fois des principes de l’économie néoclassique et de la rhétorique libertarienne. Son approche est centrée sur la promotion de mesures visant à élargir l’emprise du privé sur le domaine de la santé, fidèle à une représentation du marché perçu comme une entité autorégulée par le jeu de l’offre et de la demande et dont les processus naturels sont perturbés par toute forme d’intervention gouvernementale. Sur la base du lieu commun consistant à prendre acte des difficultés actuelles du système de santé au Québec, l’IEDM propose des réformes allant dans le sens d’une décentralisation de la gestion des services afin de mettre un terme au monopole étatique, par l’introduction de la pratique de la concurrence entre les fournisseurs de soins. Ainsi, priorisant le choix des bénéficiaires et la perspective individuelle, l’IEDM nous invite à rompre avec la vision du patient comme source de dépenses, qui serait celle promue par l’intervention publique, pour passer à une logique où le patient est plutôt envisagé comme source de revenus, tel que le conçoit l’entreprise privée. En d’autres mots, l’Institut nous propose de voir le patient comme une source de profits potentiels et à tirer avantage de cette possibilité…
Plus concrètement, l’IEDM s’inspire des réformes entreprises dans certains pays européens comme la Suisse et la Suède, pour promouvoir la mise en place d’un système de santé à deux vitesses reposant sur le maintien de l’accès obligatoire au régime public, mais avec la mise en place d’un système parallèle privé permettant à ceux qui en ont les moyens d’outrepasser les contraintes du système public (listes d’attente, qualité des soins, etc.). Il s’agit donc d’accroître l’offre des services de santé en laissant la place au secteur privé afin que des personnes, tout en restant assurées auprès de la RAMQ, puissent faire le choix de payer plus cher pour avoir l’option de se faire traiter dans des cliniques privées parallèles.
Cette proposition est fondée sur une interprétation large de l’Arrêt Chaoulli rendu en 2006 par la Cour suprême du Canada. Rappelons que ce jugement donnait suite à la requête entamée par Jacques Chaoulli, médecin québécois et chercheur associé à l’IEDM, afin que soit permis le recours à des assurances privées en matière de santé pour la couverture des frais de certains services. Dans une note de recherche publiée en août 2007 [3] , l’IEDM se réjouit du projet de loi 33 qui, à la suite de cette affaire, permettra bientôt l’assurance privée pour les chirurgies de la hanche, du genou et des cataractes effectuées par un médecin non participant au régime public. L’Institut s’inquiète toutefois de l’interprétation restrictive qui en est proposée et défend plutôt l’idée de la mise sur pied d’un système d’assurances duplicatives privées qui couvrirait tous les soins possibles. Ironiquement, cette solution est, selon l’IEDM, celle qui s’avère la plus équitable en ce qui concerne l’accès de tous aux soins de santé : « Il est possible depuis toujours de se faire soigner dans le secteur privé par un médecin non participant au régime public. L’interdiction des assurances privées n’a pour effet que d’empêcher les gens aux revenus plus modestes de pouvoir faire de même. » [4]
Comment s’étonner alors des affinités entre l’IEDM et certains fournisseurs d’assurances privées ? La déclaration en novembre 2006 de Joseph Iannicelli, président et chef de la direction de la Standard Life du Canada, témoigne de cette parenté d’intérêts : « J’ai eu le plaisir d’être convié à un dîner organisé par l’Institut (...) un centre d’études et de recherches non partisan. J’appuie le travail de l’Institut, surtout en ce qui a trait au secteur des soins de santé. (Le conférencier) a abordé une variété de sujets dont l’économie de la Chine, les théories de Margaret Thatcher et de Ronald Reagan en matière de développement économique ainsi que l’influence que Milton Friedman a eue sur sa façon de penser. » [5] Dans le même esprit, d’autres acteurs influents au Québec ne cachent pas leur sensibilité à l’égard des idées promues par l’Institut. Mis à part l’enthousiasme exprimé à plusieurs reprises par le premier ministre québécois actuel [6], peut-être faut-il s’inquiéter de la proximité qui lie Claude Castonguay à l’IEDM, « père de l’assurance-maladie », ancien membre de la Commission Trilatérale [7] et aujourd’hui président de la commission étudiant les modalités de réforme du système de santé au Québec. Régulièrement invité à des déjeuners-causeries présentés par l’IEDM et dont la plus récente allocution en mai 2007 était intitulée « Santé : pour une réforme en profondeur », M. Castonguay exprimait en 2004 sa reconnaissance à l’endroit de l’Institut. En ce sens, l’IEDM ferait « (…) un travail extrêmement utile pour faire comprendre davantage aux gens comment notre économie fonctionne (…). Il est important de ne pas voir les problèmes uniquement en termes d’intervention gouvernementale ou de réglementation contraignante, mais de mettre en évidence les options que la concurrence, le libre marché et l’entreprenariat peuvent présenter. » [8] À la lumière de la perspective néolibérale élaborée par l’IEDM et des moyens mis en œuvre pour en assurer la promotion, faut-il percevoir dans cette déclaration un avant-goût des recommandations que contiendra le rapport Castonguay attendu pour l’automne prochain ?
[1] Dans sa conception de la société civile, Gramsci prévoit également que les intellectuels puissent s’opposer au pouvoir en place et favoriser la constitution d’un pouvoir contre-hégémonique, bien qu’il ne soit pas question de cette option dans ce texte.
[2] .Tirée de la page d’accueil du site internet de l’IEDM, http://www.iedm.org/main/main.php
[3] Marcel Boyer et Mathieu Laberge, « La place du secteur privé dans le système de santé québécois : un aperçu des frais existants », Institut économique de Montréal, août 2007.
[4] Ibidem, p. 3.
[5] Section « Réaction aux travaux de l’IEDM », site internet de l’IEDM, http://www.iedm.org/main/commentaries_fr.php
[6] Voir à ce sujet les déclarations de Jean Charest, http://www.iedm.org/main/commentaries_fr.php
[7] La Commission Trilatérale est une organisation privée transnationale créée en 1973 et regroupant des politiciens, gens d’affaires et intellectuels autour de la promotion de la libéralisation économique entre les pays d’Amérique du Nord, d’Europe occidentale et d’Asie Pacifique.
[8] Rapport annuel 2004, Institut économique de Montréal, p. 8, http://www.iedm.org/uploaded/pdf/rapport04_fr.pdf