Des agents provocateurs dans nos manifs
Il y a police sous roche
par Alexandre Popovic
À Montréal et ailleurs, il y a longtemps que les rumeurs sur l’utilisation d’agents provocateurs lors de manifestations circulent. L’affaire des trois agents (dé)masqués de la Sûreté du Québec (SQ) au Sommet de Montebello confirme l’existence du phénomène. La tenue d’une enquête publique indépendante doit vider la question une fois pour toutes.
Le rôle allégué des agents provocateurs est un refrain connu, particulièrement au Québec où l’on se souvient encore des coups tordus de l’« escouade des méfaits » de la Gendarmerie royale du Canada (GRC) durant les années 1970. On connaît la chanson : chaque fois qu’une manifestation vire le moindrement à la casse, il se trouve quelqu’un pour voir dans ces gestes la main invisible d’agents clandestins de l’État. Parfois, les soupçons paraissent fondés, tandis qu’à d’autres occasions on semble plutôt avoir affaire à des accusations gratuites lancées à tort et à travers, parfois dans le but de discréditer des groupes précis ou certains types de tactiques controversées. L’affaire des agents provocateurs présents lors de la manifestation de Montebello ouvre la porte à toutes sortes de questions dont on trouvera difficilement les réponses, à moins qu’une enquête publique indépendante ne soit instituée afin de faire toute la lumière sur l’utilisation des policiers en civil lors de manifestations. La première question qui vient naturellement à l’esprit est la suivante : combien de fois est-ce arrivé par le passé que des policiers déguisés se soient fait passer pour des casseurs lors de manifestations ?
Il convient ici de remarquer que le droit à la « réunion pacifique », reconnu par la Charte canadienne des droits et libertés, est loin d’être absolu. Ainsi, à partir du moment où une « réunion » perd son caractère pacifique, elle cesse de jouir de la protection offerte par la Charte. Autrement dit, en tentant de travestir le caractère pacifique d’une manifestation, le but recherché par la police est de priver les opposants de leurs droits démocratiques. Lorsque « la paix est troublée tumultueusement », ce qui est ici un euphémisme pour définir juridiquement une émeute, ce sont les policiers qui jouissent alors de tous les droits.
Quels beaux souvenirs…
Il n’y a absolument rien de nouveau dans le fait que des policiers en civil infiltrent les rangs de manifestants. Il s’agit-là d’une pratique courante. D’ailleurs, ces apprentis James Bond se font souvent repérer par les manifestants ayant le sens de l’observation. Et ce n’est pas la première fois que la police procède à de fausses arrestations de faux manifestants (qui sont de vrais policiers).
Rappelons ici le cas singulier du constable Benoît Charron (alias « Pat »), du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM), qui fut arrêté à au moins trois reprises lors de manifestations à Montréal, entre les années 2000 et 2002. À la suite de l’arrestation de masse du 1er mai 2000, à Westmount, l’agent Charron fut inculpé de trois infractions criminelles sous la fausse identité qu’il donna aux policiers et à son avocat, ce dernier l’ayant représenté devant la cour durant trois ans sans savoir que son client était en réalité un policier. À ma connaissance, rien n’indique que le comportement du constable Charron fut digne de celui d’un agent provocateur lors des manifestations auxquelles il a pris part. Il n’en demeure pas moins que ce cas particulier illustre de façon éloquente jusqu’où la police est prête à aller en termes de mensonge et de duperie pour dissimuler les activités des agents de l’État.
Je m’en voudrais de passer sous silence les conséquences possibles sur le plan judiciaire de la présence de policiers déguisés en fauteurs de trouble. Ceux qui, comme moi, ont déjà subi un procès pour « attroupement illégal » savent pertinemment que les procureurs de la poursuite « colorent » leur preuve en invoquant la présence de gens masqués, auxquels ils attribuent des intentions malveillantes du fait de la dissimulation délibérée de leur identité. Dans un jugement daté du 14 novembre 2000, la juge Louise Baribeau de la cour municipale de Montréal écrit ceci : « Dans le présent dossier la preuve démontre que certains des manifestants étaient masqués et certains insultaient les clients du restaurant. Il est évident qu’il ne s’agissait pas d’une manifestation purement pacifique. »
Il est rare de connaître l’étendue de la présence policière clandestine, qui peut parfois prendre des proportions étonnantes. Je citerai ici le cas de la manifestation de la Journée internationale contre la brutalité policière du 15 mars 2000, à Montréal. Vous savez, il s’agit de cette fameuse manif au cours de laquelle trois restaurants McDonalds et un poste de police de quartier furent saccagés avant que les bataillons antiémeute du SPVM n’interviennent. La répression policière s’était soldée par 112 arrestations. Un fait révélé par l’enquête préliminaire est moins connu cependant : il se trouvait pas moins de 19 policiers en civil infiltrés au cœur de la manifestation. Pour une foule comptant plus ou moins 300 personnes, il s’agit d’un nombre important.
Bien entendu, compte tenu du déroulement particulier de cet événement, on serait tenté de croire que ces 19 policiers en ont vu de toutes les couleurs ce jour-là. Or il semble au contraire que non, puisque leurs observations avaient apparemment si peu de valeur qu’aucun d’entre eux ne fut assigné à témoigner lors de l’enquête préliminaire et du procès qui s’ensuivit. Les explications pour le moins boiteuses des procureurs de la poursuite à ce sujet en ont d’ailleurs laissé plus d’un perplexes, en particulier à la lumière du fait que la plupart des auteurs des nombreux actes de vandalisme survenus ce jour-là n’ont jamais été identifiés. Notons que la poursuite s’est toujours objectée à divulguer l’identité de ces 19 policiers.
En octobre 2000 à Montréal, la tenue du sommet du G20 fut un autre événement qui attira une quantité significative de policiers en civil. Après avoir été contrainte par la Cour supérieure du Québec de divulguer le nombre d’agents dépisteurs assignés à la manifestation contre la réunion du G20, les procureurs de la couronne révélèrent la présence de 24 agents en civil de la SQ et d’au moins huit autres policiers du SPVM.
Il n’est pas superflu de noter ici que certains des participants à la manifestation croient avoir identifié au moins un agent provocateur sur l’une des bandes vidéo déposées en preuve au procès. En effet, le comportement d’un individu que l’on peut apercevoir haranguant les policiers et lançant au moins deux projectiles dans leur direction laisse place au doute, car il n’a jamais été arrêté en dépit du fait qu’il était visiblement à la portée des policiers, lesquels préférèrent plutôt coffrer une vingtaine de manifestants assis par terre et faisant des signes de « paix ».
Les mêmes questionnements réapparurent ensuite lorsque les vitrines de certains commerces du centre-ville montréalais volèrent en éclat lors d’une manifestation contre la tenue d’un mini-sommet de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), en juillet 2003. Aucun des auteurs des actes de vandalisme ne furent appréhendés. Par contre, l’escouade antiémeute du SPVM encercla une foule pacifique comptant plus de 300 personnes, se trouvant à de nombreux pâtés de maison plus loin. Les accusations d’« attroupement illégal » portées contre ces personnes furent ensuite abandonnées en raison du refus du SPVM de se conformer à une ordonnance rendue par quatre juges de la cour municipale de Montréal, lui enjoignant de divulguer à la défense les communications orales des policiers lors de cette opération. Quel genre de secrets pouvait-il être si important de protéger aux yeux du SPVM au point d’en arriver à saboter les procès de plus de 200 accusés ? Ces derniers sont aujourd’hui partie prenante d’un recours collectif contre la Ville de Montréal. Force est de constater que l’esprit cachottier des policiers n’inspire guère la confiance, bien au contraire.
Enfin, comment passer sous silence la célèbre affaire Germinal, un groupe d’affinité mis sur pied en vue du Sommet des Amériques d’avril 2001, qui avait été infiltré par deux agents de la GRC – Nicolas Tremblay et André Viel – pendant plusieurs mois ? L’escouade conjointe de policiers de la SQ et de la GRC qui enquêtait depuis des mois sur ce groupe avait évidemment attendu jusqu’à trois jours avant l’ouverture du Sommet pour procéder au démantèlement spectaculaire du groupe Germinal dans un grand coup d’éclat médiatique. Il a depuis été établi que le principal agent d’infiltration a incité les membres du groupe à bien s’équiper et à s’armer davantage. « Sans lui, on aurait tout de même fait ce qu’on voulait faire, mais on aurait été beaucoup moins équipés » [1], dira un membre arrêté, quelques jours plus tard. Cinq des accusés furent détenus pendant plus de 40 jours avant de pouvoir être libérés sous conditions, incluant un couvre-feu de 21h à 7h. Le 21 mai 2002, le juge Pierre Rousseau condamna les sept accusés à des peines d’emprisonnement avec sursis.
Responsabilité de l’État et des politiciens
Toutes ces questions sans réponse qui s’accumulent avec les années sont autant d’arguments en faveur d’une enquête publique indépendante. Celle-ci doit porter sur les tactiques de la SQ (et celles du SPVM, comme on vient de le constater) en matière d’infiltration de manifestations et de mouvements politiques dissidents. Jusqu’où peuvent aller les agissements clandestins des policiers en civil ? Va-t-on attendre que les choses dérapent sérieusement, que des agents doubles provoquent des incidents graves ?
Étonnamment, malgré le fait que la SQ relève ultimement du gouvernement du Québec, l’affaire des trois agents masqués au Sommet de Montebello semble avoir fait davantage de vagues sur la colline parlementaire à Ottawa que dans les milieux politiques de Québec. Mario Dumont, le chef de l’opposition à l’Assemblée nationale, n’avait pas grand-chose à dire à ce sujet, si ce n’est de demander au ministre de la Sécurité publique Jacques Dupuis une explication – laquelle ne viendra jamais d’ailleurs, la porte-parole du ministre ayant en effet affirmé que M. Dupuis ne commentait jamais les opérations policières. Quant à la nouvelle cheffe du Parti québécois, Pauline Maurois, elle est demeurée complètement muette sur le sujet.
Il faut croire les politiciens lorsqu’ils plaident l’ignorance dans ce genre d’affaire. Il s’agit d’une ignorance délibérée ou, si vous préférez, d’aveuglement volontaire. Les politiciens sont généralement assez intelligents pour réaliser qu’il est dans leur propre intérêt d’en savoir le moins possible sur les activités clandestines de la police, dans l’espoir justement de réduire leur imputabilité au strict minimum.
D’ailleurs, cette façon de raisonner n’est pas sans rappeler l’attitude si typique des milieux criminels : « le moins qu’on en sait, le mieux que c’est ». Aussi, si les politiciens préfèrent ne pas trop poser de questions aux responsables policiers, c’est souvent parce qu’ils craignent les réponses. À voir comment les policiers agissent, on peut difficilement leur donner tort.
Là où s’arrête la déresponsabilisation politicienne cependant, c’est au niveau des motivations qui poussent les policiers à agir de la sorte. Car c’est bien pour protéger les intérêts du gouvernement et de l’élite dirigeante que la police politique se livre depuis toujours à toutes sortes de coup tordus contre la dissidence.
L’affaire des agents provocateurs de Montebello vient de semer le doute dans l’esprit du public, un doute qui risque fort de prendre racine de façon durable. Désormais, à chaque fois qu’une manifestation tournera au vinaigre, le public sera en droit de se demander si les fauteurs de trouble étaient des agents de l’État. Seule une enquête publique destinée à aller au fond des choses sera en mesure de dissiper cette suspicion. Si la confiance du public envers l’institution policière a encore un minimum de signification pour le gouvernement du Québec, alors une enquête publique indépendante s’impose.
[1] Le Devoir, « La taupe policière aurait incité les activistes à s’armer davantage », François Cardinal, 20 avril 2001, p. A1.