Technoculture
Ce que vous devez savoir sur la neutralité du Net
par Philippe de Grosbois
Nous sommes en 2017. À la suite d’une valse de fusions, l’accès à Internet, au Québec, est offert par seulement deux fournisseurs : Cogeco/Telus et Vidéotron/Rogers. Si vous choisissez le premier, vous disposez d’un accès ultra-rapide au réseau TQS, ainsi qu’au Itunes Media Store, grâce à un partenariat avec Apple. L’autre option vous permet d’accéder à l’ensemble des produits culturels de la nébuleuse Quebecor, ainsi qu’aux services de YouTube et de Google. Réfléchissez bien à votre choix, parce que la connexion sera d’une lenteur incommensurable si vous voulez explorer les sites web du compétiteur. Et les créations des amateurEs, les blogues citoyens, baladodiffusions et autres innovations ? De l’histoire ancienne. Scénario-catastrophe émanant d’un conspirationniste délirant et paranoïaque ? Espérons-le.
Malgré tous ses défauts et toutes ses promesses non tenues, le réseau Internet demeure l’un des espaces médiatiques actuels les plus démocratiques qui soient. En effet, non seulement l’information, pour qui sait la chercher correctement, y est accessible et d’une abondance sans précédent, mais de plus, comme on le remarque depuis quelques années, la capacité des citoyen.ne.s à diffuser du contenu en tout genre y est étonnamment grande. Cette fantastique qualité du réseau Internet est malheureusement l’objet d’attaques de plus en plus sérieuses.
Les joies de la concentration
Il fallait s’y attendre : puisque les pouvoirs publics ont confié la mise en place de larges parts du réseau de fibre optique à des entreprises privées, souvent à l’aide de généreuses subventions gouvernementales, ces entreprises possèdent désormais des portions importantes du réseau Internet. De fait, au Canada, cinq grandes entreprises fournissent 85 % des accès Internet au pays : Bell, Telus, Vidéotron, Rogers et Shaw. Aux États-Unis, l’entreprise dominante est sans contredit AT&T. Or, ces mêmes entreprises, éprises de synergie et de convergence, sont souvent des diffuseurs majeurs de contenu médiatique.
Il découle donc presque logiquement de la concentration à la fois horizontale et verticale du secteur que les gros joueurs en profitent pour consolider leur emprise sur l’avenir d’Internet. C’est ainsi que Telus, par exemple, lors d’un conflit de travail avec ses employéEs, a bloqué à ses abonnées l’accès à un site appuyant les travailleurs et les travailleuses. C’est ainsi que Shaw augmente ses tarifs pour l’utilisation de la téléphonie par Internet, qui fait compétition à ses propres services de téléphonie. Et c’est ainsi, enfin, que Rogers a développé une technologie qui ralentirait le trafic de réseaux « peer-to-peer » – ou partage de fichiers –, même si les fichiers y étant partagés le sont souvent en toute légalité. Bref, des cas de censure et de discrimination économique et technique sont déjà survenus [1].
En extrapolant et avec un peu de pessimisme, on se retrouve avec la situation décrite ci-haut : un réseau Internet à plusieurs vitesses (que ce soit en dollars ou en octets par seconde !) et à sens unique, donc, semblable à la télévision. C’est la nature d’Internet, son caractère démocratique, qui pourrait se jouer sous nos yeux.
Nous sommes face à un enjeu politique tout aussi capital que méconnu. Nous avons à notre disposition un média qui permet à chacun de créer son propre journal, sa propre station de radio, sa propre chaîne de télévision, à un coût modique. Les titanesques corporations des télécommunications voient donc leur oligopole économique et culturel s’écrouler sous leurs yeux. Elles réagissent donc en conséquence.
Ce qu’est la neutralité du Net
Comme l’a noté Lawrence Lessig dans une conférence en octobre 2005 [2], même un réseau d’électricité complètement privatisé ne peut pas empêcher des individus créatifs d’utiliser le courant pour faire fonctionner des appareils complètement nouveaux. Si un tel réseau électrique appartenait à Sony, il serait inconcevable que seuls les appareils Sony puissent y être branchés. Même chose pour le réseau routier : réserver des voies aux voitures Ford sur nos autoroutes n’aurait aucun sens. Défendre la neutralité du Net, c’est ainsi défendre l’idée que le réseau est une infrastructure publique, non au sens de la gratuité mais de l’universalité de l’accès au service : tout trafic doit être traité de façon égale, sans égard à la provenance, à la destination ou au contenu.
La neutralité du Net favorise les innovations provenant de la base, et non uniquement l’imposition de produits culturels manufacturés de la part des corporations. La majorité des innovations sur Internet, comme l’a aussi fait remarquer Lessig, provient d’individus passionnés situés à l’extérieur des organisations établies. On n’a qu’à penser à Yahoo, Google, Hotmail, Napster, YouTube, Facebook, tous fondés par des étudiants ou de jeunes diplômés. À l’inverse, un réseau non neutre coince les innovations entre les griffes d’un cartel de fournisseurs.
État des lieux
La controverse entourant la neutralité d’Internet fait rage aux États-Unis. Des représentants démocrates et quelques célébrités se sont prononcés en faveur de la neutralité du réseau. Le débat pourrait également naître au Royaume-Uni. En août, la BBC, au Royaume-Uni, s’est fait menacer par des fournisseurs d’accès à Internet de recevoir des factures pour le trafic généré par ses fichiers audiovisuels [3]. Au Canada, on est près du calme plat. Et pourtant, les menaces sont bien réelles : l’hiver dernier, Maxime Bernier, alors ministre fédéral de l’Industrie, refusait de se prononcer publiquement sur la neutralité du réseau Internet, mais mandatait le CRTC de s’appuyer au maximum sur les « forces du marché » dans ses décisions [4]. Malgré tout, selon Michael Geist, de l’Université d’Ottawa, le CRTC entend se prononcer sur la question [5]. Pour le reste, c’est le flou législatif total, ce qui laisse le champ libre à l’oligopole. Espérons que le public ne laissera pas les brigands filer.
[1] On trouvera de nombreux exemples à http://whatisnetneutrality.ca ainsi qu’à http://www.neutrality.ca
[2] La conférence est disponible à l’adresse http:// www.indybay.org/newsitems/2005/10/11/17739331.php
[3] De la même manière, il n’est pas difficile d’imaginer l’exécution par Quebecor de stratégies similaires à l’endroit de Radio-Canada.ca. Bizarrement, c’est toujours les compétiteurs qui alourdissent les activités des fournisseurs.
[4] Ironiquement, Internet est actuellement beaucoup plus près d’un « libre marché » qu’il ne l’est dans les rêves de AT&T... Et pourtant, ceux qui utilisent les arguments du libre marché cherchent à tronquer complètement ce qu’il reste de celui-ci.
[5] Le blogue de Geist est, à mon avis, le meilleur moyen de se tenir au courant de ces questions au Canada. Voir http://www.michaelgeist.ca/tags/net+neutrality. On peut également suivre les derniers développements aux États-Unis à http://www.savetheinternet.com