Les dîners-causeries de l’IEDM ne font pas dans la dentelle
Des hot dogs intellectuels
par Claude Rioux
Mercredi 16 mai 2007. Nous sommes à quelques jours du dépôt du budget provincial, en plein psychodrame parlementaire et médiatique. Ici, à l’hôtel Delta, point de nervosité, comme si l’issue de la crise, de toutes façons, était déjà connue. Lors du dépôt du budget, le 24 mai, la ministre des Finances du Québec annoncera la nomination de M. Castonguay à la tête d’un comité qui doit produire, cet automne, un « rapport » sur la réforme du financement du système de santé. Or, Claude Castonguay est justement l’attraction principale du dîner-causerie organisé aujourd’hui par l’Institut économique de Montréal. Le sujet de la conférence du môssieur ? En plein dans le mille : « Santé : pour des changements en profondeur ».
À la table d’honneur, complet veston et cul raide, l’incarnation même du consensus (« Il est temps de mettre fin à la gratuité systématique des soins de santé au Québec ») : Michel Clair, ex-ministre péquiste et président de la Commission d’étude sur les services de santé et les services sociaux et, à ce titre, auteur du Rapport Clair [1] ; Jean Coutu, le magnat de la pharmacie qui, avec son sarreau, a l’air d’hésiter entre son rôle de moraliste à deux sous et celui de Dr Mengele ; Bernard Lord, ancien premier ministre conservateur du Nouveau-Brunswick, aujourd’hui avocat patronal chez McCarthy Tétrault à Montréal ; Marcel Dutil, président du conseil et chef de la direction du Groupe Canam, un fabricant de produits de construction ayant annoncé un bénéfice net de 13,3 millions de dollars pour le trimestre terminé le 30 juin 2007 et ancien responsable de la campagne de financement de l’ADQ ; d’autres encore du même acabit dont le nom m’échappe, confortables, fortunés, suffisants. Parmi eux, Joseph Facal, ancien ministre péquiste et principal conseiller économique de Pauline Marois, laquelle venait, deux jours plus tôt, de coiffer au poteau Gilles Duceppe dans la non-course à la chefferie du Parti québécois. Les femmes assises là sont toutes les épouses de quelque homme important. Ils président un banquet où l’on se promet de manger le peuple. Ils se lèvent : on les applaudit (véridique).
Je suis assis entre une dame qui travaille pour un assureur (privé !) de soins de santé – « Oh, vous savez, ces dîners, c’est toujours un peu la même chose », me dit-elle sans aucune facétie (elle est néanmoins enchantée d’être là) – et une autre qui « œuvre » pour une association d’établissements (privés !) de soins de longue durée. Je me fais passer pour un éditeur : des petits guides pour sauver de l’impôt en investissant aux bons endroits. « Formidable » dit l’une ; « Vous me donnerez votre carte », enchaîne l’autre. J’en ai pas, faudra que j’y vois la prochaine fois.
On sert la soupe. Le clown Paul Daniel Muller, président de l’IEDM, cherche ses mots. Les superlatifs lui manquent pour présenter Claude Castonguay. Étrangement, le mot « bandit » n’est pas prononcé. Ancien ministre libéral (père de la « castonguette », on l’a-tu entendu, celle-là !), membre de la Commission Trilatérale de 1978 à 1984, il est un vieux routier de la finance : l’Impériale, le Crédit Foncier et la Banque Laurentienne du Canada. Le nombre de banquets-bénéfices pour les p’tits malades qu’il a bénis de sa présence n’est pas spécifié. On lui a demandé son avis trois cent cinquante-cinq fois sur l’état du système de santé, il répond toujours la même chose : place au privé ! On va être servi.
Coulis de truc-miche sur gras (avec un zeste d’orange). Claude Castonguay part la cassette. Lucide : « Il faut accepter l’évidence, dans son état actuel, notre système de santé ne parvient pas à répondre à la demande. » Farceur : « Le changement en matière de santé est inévitable et ne découle d’aucune façon de considérations idéologiques de droite ou de gauche. » Révolutionnaire : « […] il ne faut pas simplement réduire les coûts mais bien changer la manière de dépenser ». Pas tout à fait néolibéral : « […] des incitatifs financiers devraient être offerts pour favoriser l’achat d’équipements […] nécessaires au bon fonctionnement des cliniques. De tels incitatifs me paraissent aussi justifiés […] que ceux offerts [aux] entreprises qui produisent des services et des biens non essentiels. » Manipulateur : « Au cours des quatre dernières années, les dépenses annuelles de santé [ont augmenté] de 24 % ». Évidemment, il oublie de mentionner la part de cette augmentation liée à l’explosion des coûts des médicaments [2]. C’est sans doute pour ne pas froisser son ami Jean Coutu, très occupé pour le moment à engloutir une belle grosse bouchée de patates.
Je parviens à garder ma concentration pour le plat de résistance du conférencier, ses « propositions concrètes ». D’abord, faire payer les pauvres par l’imposition d’une contribution des usagers (l’expression « ticket modérateur » ne sera pas prononcée). Candide, Claude Castonguay avoue qu’« on a constaté que la demande de services de santé diminue avec l’imposition d’une contribution des usagers ». Ensuite, il réclame (annonce ?) la fin de la « prohibition » (bravo pour la neutralité du terme) des assurances privées en matière de santé, car celles-ci « donneraient aux citoyens une liberté de choix, ce qui est fondamental ». Comme dit l’adage, vaut mieux être riche et en santé que pauvre et malade…
C’est l’heure du dessert, typiquement prolétarien : du jell-o (couleur indéfinissable). Je saute sur l’occasion, c’est pas souvent que j’en mange en si bonne compagnie. La période de questions est ouverte. Le Dr Gilles Côté, cardiologue, se plaint qu’il n’y ait « pas d’amélioration depuis 10 ans ». Castonguay, confiant, lui répond : « Le contexte est très encourageant en ce moment, avec Mme Marois qui vient de déclarer qu’il faut créer la richesse avant de la distribuer. Elle est même en faveur de la hausse des frais de scolarité » (du côté de la table d’honneur, on fait des clins d’œil à Facal). Le Dr Luc Bessette, propriétaire d’une clinique privée, a le mot de la fin : « si les gens étaient en meilleure santé, ils seraient plus productifs » ! Et puis, c’est bien connu : Arbeit macht frei [3]. Fallait y penser…
[1] Le Rapport Clair, déposé le 17 janvier 2001, faisait siennes les volontés patronales ou gouvernementales bien connues : plafonner les dépenses publiques, réviser le panier de services assurés, faire une place accrue au secteur privé, décentraliser les négociations, décloisonner et déréglementer les professions soumises à des ordres professionnels, etc. (« Le rapport de la Commission Clair », CSQ, 18 janvier 2001)
[2] Le Québec est la province canadienne dont les dépenses en médicaments d’ordonnance par habitant sont les plus élevées au Canada : 625 $ par année/hab. contre 598 $ en Ontario et 562 $ pour l’ensemble du Canada. Ces données, tirées du À bâbord ! !# 12 (p. 9), ne tiennent pas compte du dégel du prix des médicaments décrété en 2007 par le gouvernement Charest. Les hausses annoncées en juin dernier concernent plus de 1 000 médicaments et « auront pour effet d’enrichir davantage les compagnies pharmaceutiques, aux frais des contribuables ». [Communiqué de la FIQ, 19/06/ 07].
[3] Arbeit macht frei : « Le travail rend libre », formule cynique inscrite par les Nazis à la porte d’entrée du camp d’Auschwitz-Birkenau.