Virage à gauche en Amérique Latine
Une histoire des peuples plus que des gouvernements
Un dossier coordonné par Christian Brouillard, Rachel Sarrasin et Ricardo Peñafiel
Il est maintenant devenu un lieu commun de parler du virage à gauche de l’Amérique latine. Tellement commun qu’il est déjà suivi d’un second lieu commun consistant à questionner cet apparent virage en évoquant les différences notoires existant entre les divers gouvernements dits de gauche du sous-continent. En effet, les gouvernements « sociaux-démocrates » de Lula (Brésil), des Kirchner (Argentine), de Bachelet (Chili), de Tabaré Vázquez (Uruguay) cherchant à « humaniser » le capitalisme (néolibéralisme) sont sans doute plus proches des programmes de lutte contre la pauvreté élaborés par la Banque mondiale que les gouvernements « socialistes » et « révolutionnaires » (taxés de populisme) de Chávez (Venezuela), Morales (Bolivie) ou Correa (Équateur).
Pourtant, malgré ces différences, quelque chose a changé au cours des 10 dernières années. Il est maintenant possible de parler ouvertement d’expropriation ou de nationalisation des ressources naturelles, de souveraineté nationale ou populaire, de socialisme et de révolution là où il y a une décennie à peine on ne pouvait entendre que des appels au « réalisme » et des sommations à « s’adapter » aux impératifs de la mondialisation, de l’ouverture des marchés et des équilibres macroéconomiques. La sacro-sainte stabilité politique et sociale exigeait un pluralisme de consensus, une démocratie sans conflits et sans idéologies, une réconciliation et une justice conjuguées à l’impunité, de même qu’une égalité des chances cohabitant « productivement » avec des inégalités de revenus autant que de statuts.
Ainsi, au-delà des différences pouvant exister entre les divers processus de « virage à gauche » du continent, l’effet combiné des uns et des autres fait en sorte que l’espace du possible s’élargit. Et ce, non seulement dans les discours, les faits et les gestes des gouvernements, mais surtout dans les consciences, les aspirations et les actions des peuples du continent.
L’histoire d’un peuple se reflète et s’amplifie, raisonne et se modalise, dans l’histoire coonstruite au quotidien par un autre. C’est ainsi, par exemple (comme le montre l’article de Marie-Christine Doran), que l’affaire Pinochet [1] rendra possible l’ouverture de centaines de causes relatives aux violations des droits humains, non seulement au Chili mais également en Argentine, en Uruguay, au Guatemala et ailleurs, ébranlant ainsi le pacte entre élites modérées qui prescrivait l’impunité pour les tortionnaires comme condition de la stabilité politique et de la consolidation démocratique.
C’est ainsi, également, que le processus constitutionnel initié par Chávez en 1999 se réactualisera en Bolivie puis en Équateur avec d’importantes nuances relatives à la réalité nationale et aux rapports de force existant dans ces pays. En effet, alors qu’en Équateur le processus d’adoption d’une nouvelle constitution semble suivre le même cours qu’au Venezuela – avec un président qui parvient à se doter au niveau de l’Assemblée constituante de la majorité qui lui faisait défaut au parlement pour ainsi renverser « l’ancien régime » à coup de référendums et d’élection –, en Bolivie, au contraire, Morales peine à faire ratifier par voie référendaire un controversé texte constitutionnel en même temps qu’il se voit menacé par une fronde autonomiste questionnant l’autorité du gouvernement central et plaçant le pays face à une sécession de facto des régions les plus riches du pays (voir l’article de Roxana Paniagua Humeres).
De même, sur le plan de l’action autonome des masses – depuis le Caracazo (Venezuela, 1989) jusqu’au soulèvement des Foragidos (Équateur, 2005), en passant par les Piqueteros et les Asambleas de Barrio (Argentine, 2001) ou les guerres de l’eau et du gaz (Bolivie, 2000 et 2003) –, on constate le recours, de plus en plus fréquent, aux soulèvements populaires comme exercice de la souveraineté du peuple. Comme le souligne Ricardo Peñafiel dans son texte, plutôt qu’une menace contre les institutions démocratiques, cette forme « sauvage » de protagonisme populaire ne serait-elle pas plutôt un symptôme de la vivacité et de l’effectivité d’une démocratie directe et participative en plein processus de création et de consolidation ?
Mais ce réveil des peuples du continent ne se traduit pas uniquement par des soulèvements spectaculaires, il est également tressé de luttes quotidiennes qui, malgré des corrélations de forces défavorables, parviennent à imposer la raison de David contre la brutalité de Goliath. Que ce soit les organisations autochtones qui, en s’appuyant sur les traités internationaux qu’elles ont arrachés au cours des 30 dernières années, parviennent à faire avancer leur lutte pour l’autonomie territoriale, malgré les nombreuses entorses que les gouvernements signataires de ces accords leur font subir (voir l’article de Pierre Beaucage) ; ou encore les petites communautés rurales ou autochtones battant en brèche les mégaprojets miniers, forestiers ou hydroélectriques promus par des multinationales se jouant des lois, des engagements internationaux, de l’environnement et du bien-être des populations locales (voir l’article de Marie-Dominik Langlois et Rachel Sarrasin) ; dans tous les cas, on perçoit la force acquise par les organisations civiles, autochtones, paysannes, ouvrières ou populaires qui, indépendamment des pouvoirs en place, parviennent à faire avancer l’efficience des droits et marquent l’entrée en scène des classes populaires.
Cette convergence des luttes populaires se reflète dans des rencontres internationales comme le Forum social des Amériques (voir le texte de Thomas Chiasson-LeBel) où l’internationalisme, déjà implanté de longue date dans le contient (comme le montre le texte de Christian Brouillard), se renouvelle avec l’apparition de nouveaux acteurs et de nouveaux enjeux, prenant leurs distances tout autant du capitalisme et du néolibéralisme que des anciens modèles centralistes, militarisés ou dogmatiquement prolétariens.
Mais, comme le rappelle Pierre Beaudet dans son texte, l’intérêt suscité chez nous par ce fantastique réveil des peuples ne doit pas en rester au niveau des simples spectateurs ébahis. Il nous interpelle dans nos propres luttes et aspirations, montrant une voie qu’il ne s’agit pas de suivre béatement, mais d’inventer, conjointement et solidairement avec les autres peuples de notre continent.
Autant, il y a 10 ans à peine, l’Amérique latine semblait avoir atteint la fin de l’histoire, s’enlisant dans des processus de transition dite démocratique, des « consensus préfabriqués », sous la houlette d’un coalition d’intérêts faisant du libéralisme de marché la seule forme de vie en société, autant notre société, engluée par ces mêmes formes de consensus manufacturés, peut se relever, se tenir debout et marcher à pas de géant, main dans la main avec les autres peuples du continent.
[1] L’affaire Pinochet débute avec l’arrestation du dictateur chilien à Londres, en octobre 1998, en vertu d’un mandat d’arrêt international émis par le juge espagnol Baltasar Garzón concernant les crimes commis par la junte militaire chilienne (1973-1990). Il restera en détention à Londres jusqu’au 2 mars 2000, moment où le gouvernement britannique le renvoie au Chili prétextant des raisons de santé.