Internet comme mirage pédagogique

No 027 - déc. 2008 / jan. 2009

Chronique Éducation

Internet comme mirage pédagogique

Normand Baillargeon

Je suis très loin d’être un technophobe et j’utilise au contraire beaucoup et apprécie énormément l’ordinateur, Internet, de nombreux logiciels et des tas d’innovations de l’ère numérique. Tout cela, je le reconnais, a souvent rendu ma vie et certaines des tâches que j’accomplis plus faciles. Pourtant, ce n’est pas sans un grand malaise que j’entends certaines personnes vanter les bienfaits pédagogiques qu’il faut attendre de toutes ces innovations. Je l’avoue : j’ai très souvent de sérieux doutes et de grandes réserves devant les promesses que me font tous ces technophiles.

L’expérience m’a montré que ces doutes sont sains, à la fois sur un plan pédagogique et sur un plan économique, puisque ces technologies coûtent typiquement très cher. Sans nier qu’on trouvera des avantages à certains modestes usages faits en classe de ces nouvelles technologies, je pense que bien souvent les promesses qu’on nous fait miroiter, spécialement pour l’enseignement primaire et secondaire, sont des mirages pour lesquels on dépense des sommes importantes qui seraient mieux investies ailleurs.

Mais c’est là un vaste sujet et c’est pourquoi je voudrais m’attarder ici à une seule idée, bien précise, qui est avancée par certains de ces technophiles. Je pense que si on examine cette idée de près, en particulier à la lumière de ce que nos savons en psychologie cognitive, de très sérieux bémols s’imposent.

Connaissance brute et raisonnement

Cette idée est que l’existence d’Internet comme source quasi illimitée d’informations forcerait à complètement réévaluer l’importance qui était autrefois accordée en éducation à la transmission de connaissances, de faits et d’informations. « Internet », dit en ce sens Michel Serres, « nous force à être intelligent ».

Après tout, vous expliquera-t-on, il sera toujours possible d’aller sur Internet chercher une information qui vous manque, de sorte que c’est perdre un précieux temps scolaire et pédagogique que de vouloir enseigner aux enfants des faits aisément accessibles et qui risquent, de surcroît, d’être vite périmés. Le plus sage et le plus efficace est plutôt d’apprendre aux enfants à raisonner, à synthétiser, à être créatif, à faire preuve d’esprit critique, à questionner, bref de développer chez eux ces habiletés cognitives de haut niveau qui sont celles des experts – sans oublier bien entendu celle qui consiste à chercher de l’information, notamment sur Internet.

En somme, et on invoquera ici Montaigne, une tête bien faite est le but que doit viser l’éducateur : et le moyen de faire une telle tête n’est surtout pas de la remplir de connaissances, d’informations et de « simples faits » vite périmés, mais de développer, par la pratique, ces indispensables habiletés de haut niveau que l’élève pourra ensuite utiliser dans différents contextes – c’est-à-dire transférer –, et cela tout au long de sa vie.

Donnons un exemple : dans une discussion sur la possibilité de la vie extraterrestre, qui ignore ce qu’est une planète, mais sait penser de manière critique, pourra toujours consulter Internet et lire la définition ; par contre, qui sait ce qu’est une planète mais ne sait pas penser de manière critique, celui-là ne l’apprendra pas sur Internet et ce « simple fait » qu’il connaît, outre qu’il est toujours révisable (ne vient-on d’ailleurs pas justement d’exclure Pluton du nombre des planètes ?) ne lui sera d’aucun secours.

***

Si ces idées sont aussi répandues, c’est qu’elles sont terriblement séductrices et à première vue plausibles. Quelle efficacité et quelle économie de temps ne promettent-elles pas au pédagogue dont le temps est si limité ! Et quelle joie de pouvoir contourner ce pénible obstacle de faits, de dates, de noms et de définitions, qu’il faut péniblement apprendre, pour aussitôt accéder à la joie de comprendre, de résoudre des problèmes et de penser par soi-même.

En me fondant sur divers écrits de E.D. Hirsch, je voudrais avancer quelques arguments qui suggèrent que ces idées sont un mirage pédagogique d’autant dangereux qu’il est séduisant.

Réfléchir, sans réservoir de connaissances, est-ce possible ?

Pour commencer, et cela semblera un formidable paradoxe, le fait est qu’il faut du savoir pour apprendre et ce n’est que parce qu’on sait déjà beaucoup qu’on peut apprendre. En établissant cela, la psychologie cognitive a confirmé ce que soupçonnait Platon. Ce point est capital. Il implique en pratique qu’une définition qu’on consulte ne peut être comprise que si on connaît déjà une très grande part de ce qu’on y lira et que c’est l’expert, qui sait déjà beaucoup de choses, et non le novice, qui en apprendra plus, plus vite et mieux.

La psychologie cognitive suggère aussi pourquoi il en est ainsi. Nous accédons au monde via une sorte de fenêtre à travers laquelle un nombre limité d’items peut être traité. On estime en fait à sept plus ou moins deux le nombre de ces items que peut contenir ce qu’on appelle notre mémoire de travail : après quoi, nous sommes intellectuellement débordés. Cette limitation est cependant surmontée par un processus qui permet de regrouper des items pour en faire un seul. Or ce qui permet cette synthèse, ce sont justement des savoirs, de « simples faits », mémorisés et connus.

Enfin, lorsque nos habiletés cognitives supérieures peuvent se mettre en œuvre parce que des savoirs préalables existent et ont permis de surmonter les limitations de notre mémoire de travail, ces habiletés sont spécifiques à un domaine du savoir. Ce qui signifie qu’elles ne seront transférables que dans la mesure où, là où on les transpose, ces savoirs qu’on possède soient pertinents.

Ces trois séries d’arguments convergent et ils sont décisifs contre l’idée qu’il existerait des capacités intellectuelles transversales de haut niveau qu’on pourrait exercer et développer pour elles-mêmes. Les experts sont toujours savants et leur expertise, qui dépend de leur savoir, est spécifique à un domaine donné.

Considérez la célèbre expérience menée dans les années 60 par A.D. van De Groot, qui était lui-même un joueur d’échecs et s’intéressait justement à l’expertise dans ce domaine. On montre à des joueurs d’échec, durant un bref moment (entre 5 et 10 secondes), un échiquier comprenant 25 pièces du jeu placées selon une configuration possible d’une partie. On leur demande ensuite de reconstituer de mémoire ce qu’ils ont vu.

Il se trouve que les différents taux de succès à cet exercice sont parfaitement corrélés avec le statut du joueur. C’est ainsi que les grands maîtres ne se trompent pour ainsi dire jamais dans leur reconstitution de la partie ; que les joueurs un peu moins bien classés font quelques erreurs ; et ainsi de suite, jusqu’aux novices qui ne placent correctement que quelques pièces.

On pourrait penser que les grands maîtres ont des facultés intellectuelles extraordinaires – et que c’est ce qui fait d’eux de grands maîtres. Mais il n’en est rien. La mémoire de travail des grands maîtres, en particulier, est la même que la nôtre. Ils ont cependant accès à un très riche répertoire de savoirs – et connaissent un très grand nombre de positions possibles des pièces durant une partie – qui leur permet de mémoriser une partie donnée en un bref coup d’œil. Et les novices, quant à eux, ne replacent correctement… eh oui : qu’entre 5 et 9 pièces.

De Groot a ensuite montré à ses sujets des positions aléatoires de pièces, i.e. ne constituant pas une configuration possible d’une partie : comme on pouvait s’y attendre, les grands maîtres eux-mêmes ne plaçaient alors correctement que quelques pièces. (Combien ? Entre 5 et 9, mais vous l’aviez deviné). Ce type d’expérience a été reproduit un grand nombre de fois et dans de nombreux domaines (médecine, physique, musique etc.) avec, à chaque fois, le même résultat.

Savoir pour savoir

Revenons à notre discussion sur la vie extraterrestre. Notre penseur critique formé aux hautes habiletés cognitives ignore ce qu’est une planète. Il va donc sur Internet et trouve :

« Une planète se distingue d’une étoile essentiellement par le fait qu’elle n’a pas de source d’énergie interne durable sur des milliards d’années. Une telle source durable d’énergie ne peut être que d’origine nucléaire. Une planète est donc un corps sans énergie nucléaire interne. Les calculs montrent que les réactions thermonucléaires ne peuvent s’amorcer qu’au-dessus d’environ 13 fois la masse de Jupiter. Cette valeur fixe donc la limite au-dessus de laquelle un astre ne peut plus, selon la présente définition, être appelé “planète”. »

Sans de nombreuses connaissances de toutes sortes et notamment de « simples faits » et des « briques de connaissances », cette définition est incompréhensible.

La morale pédagogique de tout cela est limpide : il y a en éducation de supposés raccourcis qui donnent du retard et qui sont autant de séduisants mirages auxquels il faut, avec fermeté, savoir résister. Un riche bagage de connaissances générales, un riche vocabulaire qui en témoigne : loin d’être de « simples faits », ces précieuses possessions sont d’indispensables préalables au développement des capacités intellectuelles de haut niveau et constituent un des meilleurs garants de la réussite scolaire.

Pour finir : contrairement à ce qu’on lui fait souvent dire, Montaigne, qui était sage, n’a jamais bêtement opposé tête bien faite à tête bien pleine et il savait parfaitement que la seconde est indispensable si on veut la première [1].


[1Une lecture suggérée :
HIRSCH, E.D. Jr, The Schools we Need and Why we don’t Have them, Doubleday, New York, 1999.

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