Luttes contre l’impunité
Le rôle politique de la mémoire
Depuis 2000, on assiste à des changements majeurs et presque impensables en matière de droits humains dans les pays du Cône sud de l’Amérique latine : abolition des lois protégeant l’impunité dans l’Argentine de Nestor Kirchner ; au Chili, sous la présidence de Michelle Bachelet, création d’une journée nationale des détenus-disparus et première tentative du gouvernement de la Concertación pour faire annuler l’amnistie décrétée par Pinochet ; en Uruguay, émergence d’un mouvement visant à reposer la question du référendum de 1989 ayant mené à la confirmation de l’amnistie des militaires ; mais surtout, partout, la présence marquée et soutenue de mobilisations massives en faveur de la justice, qui ont semblé faire irruption depuis 1998 et depuis l’affaire Pinochet.
Comment cela a-t-il pu se produire alors que les questions de mémoire étaient jusque-là considérées comme secondaires par les analystes, auxquels l’apparente apathie des acteurs sociaux semblait donner raison ? La question de la justice n’était-elle pas considérée comme nuisant à la stabilité politique dans la nouvelle théorie démocratique mise en œuvre lors des transitions démocratiques de l’Amérique latine, dont le Chili était considéré le grand modèle, et ce, malgré un système politique fondé sur l’héritage autoritaire de la dictature jusqu’en juillet 2005 [1] ? Comprendre ces enjeux suppose de situer comment des luttes, jusque-là isolées, sont parvenues à rassembler l’opinion et à enclencher un processus de remise en question de la « démocratie de basse intensité [2] » favorisant jusqu’alors la « non-participation » et la banalisation du politique.
Après une période d’engouement autour des droits humains à la fin des années 80, ces luttes ont été confinées à des secteurs sociaux isolés après 1990 et les transitions démocratiques. Au sein des gouvernements et ONG, on privilégiait des demandes « tournées vers l’avenir », vues comme répondant de manière plus urgente aux besoins des populations pauvres qu’aux questions jugées abstraites de justice ou de définition de la démocratie. Un autre facteur constituait aussi un obstacle majeur à la mobilisation : l’importance d’une nouvelle conception de la démocratie « stable », fondée sur le rejet des conflits sociaux et faisant porter à ces derniers la responsabilité de l’avènement des dictatures ou de leur possible retour en cas de « débordements de demandes sociales ». S’appuyant sur ce discours d’accusation à la « mauvaise démocratie » et ses tenants, l’idée d’une réconciliation nationale fondée sur l’égalité des torts entre victimes et bourreaux était intrinsèquement liée à la définition même de la démocratie « stable » ou « de consensus » adoptée après les dictatures. Cette conception, promue par les gouvernements mais aussi par l’ensemble des partis politiques – y compris la gauche rénovée [3] au Chili –, était porteuse d’une « accusation des victimes [4] », imposant un lourd fardeau à ceux qui, considérés comme ayant été frappés par la répression parce qu’ils avaient menées des actions ou des luttes sociales, portaient le poids de la confrontation, posée comme menant nécessairement à la dictature. Cet exemple, tiré du discours du président Aylwin (1990-1994), le montre bien : « Une société traversée par les inégalités socioéconomiques inacceptables pour le sentiment moral contemporain est le meilleur substrat pour l’exacerbation du conflit politique et sa résolution : la rupture (déchirure) institutionnelle et l’oppression politique conséquente [5]. »
Cet extrait présente une mise en cause directe du conflit social en tant que responsable de l’avènement de la dictature (nommée « rupture institutionnelle » dans les discours présidentiels) et le report de la responsabilité de la violence d’État sur les conflits dont les secteurs sociaux pauvres (où sévissent les inégalités) sont les protagonistes [6]. Une version semblable circulait aussi en Argentine autour de la théorie des « deux diables » : la violence de la dictature « répond » à une violence première, celle des militants.
Malgré ce contexte extrêmement négatif, les organisations de droits humains persévèrent. En Argentine, les mères de la Place de Mai sont considérées comme folles ; au Chili, plus de 5 000 demandes de procès pour violation de droits humains sont déposées ainsi qu’un projet de loi en 1995. Devant la fermeture totale des gouvernements, les organisations nationales de droits humains décident alors de rallier ou de former des réseaux de défense transnationaux et travaillent activement à de nouveaux outils comme la définition de la disparition comme crime à caractère permanent (donc imprescriptible). Ce sont ces actions qui permettent la tenue des premiers procès à l’étranger contre des militaires argentins. Ces procès, ainsi que la découverte de charniers liés à des massacres dans le nord du Chili, permettent de faire circuler l’information et de confronter des gouvernements nationaux sur leurs positions d’exclusion de la justice à partir d’une autre conception, celle de la norme internationale en matière de droits humains, qui se trouve ainsi réactivée. D’autres éléments, comme le jugement rendu en 1998 par le juge Guzmán Tapia permettant la tenue d’une enquête préalable à l’application de l’amnistie au Chili, viendront compléter cette vaste irruption de l’information dans les pays du Cône sud.
À partir de là se produit un formidable phénomène d’appropriation sociale de ces événements juridiques, qui deviennent alors les éléments déclencheurs de vastes mouvements sociopolitiques luttant pour la justice sur plusieurs fronts, traditionnellement séparés, voire opposés, tant au Chili qu’en Argentine : justice en matière de droits humains, justice en matière de droits des travailleurs, justice comme revendication de droits collectifs. Ce processus provoque ce qu’on peut appeler « l’expression publique de la souffrance », c’est-à-dire l’arrivée d’une intense présence de manifestations culturelles (concerts, veillées populaires de chant, etc.) accompagnant des actions pour la justice, la tenue de procès, des commémorations populaires de dates anniversaires importantes pour la Mémoire, voire les actions directes de justice symbolique réalisées par la FUNA dans les deux pays [7].
Prenant rapidement une ampleur inédite, ces mouvements se caractérisent par une grande diversité de secteurs impliqués. Entre 1998 et 2003, le mouvement au Chili se caractérise par la transformation de revendications sectorielles déjà existantes en revendications de justice ; l’apparition et la multiplication rapide de nouveaux groupes et secteurs autour de la question de la justice ; l’unification de secteurs sociopolitiques distants depuis le début de la transition (notamment syndicalisme traditionnel de la Centrale unie des travailleurs et syndicalisme autonome né en 1993). On voit émerger une diversification de l’action collective où se mêlent actions directes, manifestations expressives et artistiques, manifestations et occupations, consultations populaires autonomes, mouvements de grève nationale (la première grève générale nationale « Pour un Chili juste » s’est tenue en août 2003), etc. Le mouvement met aussi en place une « Commission éthique nationale », entièrement autonome du gouvernement, qui rassemblera des milliers de témoignages de torture et permettra, notamment, la reconnaissance de violations des droits humains à caractère sexuel, favorisant la prise de parole de femmes victimes de violence. Le gouvernement de Michelle Bachelet donnera suite à ces actions par l’adoption de nouvelles lois (2007 et 2008) contre la violence et l’intimidation faite aux femmes, notamment par la police lors de manifestations. Entre 2002 et 2005, le mouvement pour la justice suscite un renouveau de l’action revendicative dans des secteurs considérés « apathiques » depuis 1990, tels que le secteur poblacional (de quartiers marginaux et bidonvilles), où l’on voit la réapparition de coordinations territoriales de grande envergure comme au temps des grandes protestas pour la démocratie (1983-1988) et la constitution d’organisations nationales comme le Regroupement national pour les droits au logement (Agrupación nacional por los derechos habitacionales), devenu un acteur social incontournable.
Ces effets majeurs sont liés au renversement de la « culpabilisation des victimes » : en affirmant une souffrance et une oppression collective sur la place publique, les secteurs mobilisés sont parvenus à susciter une vaste identification sociale, canalisée vers une demande unifiée de justice. Libérée du poids social pesant sur les « tenants du conflit », la société mobilisée remet en question les limitations de la démocratie liées à l’exclusion de la justice sous toutes ses formes. Au Chili, à partir de la fin 2004, une dimension proprement sociopolitique s’ajoute au mouvement avec la création d’une plateforme sociopolitique pour une Assemblée constituante et la transformation de la démocratie, qui permet alors la mobilisation et le retour en force d’un acteur social historique au Chili : les étudiants, qui prennent le leadership du mouvement.
En Argentine, l’importance de la demande unifiée de justice a suscité le décloisonnement de la question de la justice sociale (ou « justicialisme »), dans les secteurs ouvriers péronistes et l’élargissement à une conception incluant les droits humains. Cette envergure nouvelle de la question de la justice a contribué à l’ampleur et au caractère multisectoriel des revendications et pratiques de démocratie directe par la population lors de la crise de 2001-2002 et constitué l’appui social indispensable aux changements majeurs en matière de justice opérés par le gouvernement Kirchner. Parmi ces changements, on compte l’abolition des lois d’impunité, mais aussi une réforme majeure redonnant son autonomie à la Cour suprême, ainsi que l’adhésion de l’Argentine au principe de juridiction universelle lui permettant de juger les responsables de violation des droits humains sans que des citoyens argentins n’aient nécessairement été impliqués. Cependant, le gouvernement Kirchner a utilisé l’enthousiasme pour les droits humains pour marginaliser les revendications ouvrières des piqueteros participant au mouvement.
De manière générale dans ces deux pays, les effets en termes de dynamisation des pratiques sociales et de renouveau de l’intérêt pour la démocratie sont majeurs : ils montrent que la naissance d’un mouvement démocratique peut aussi surgir de questions considérées aussi « émotives » que la mémoire et la justice, mais aussi que les aspirations démocratiques des populations latino-américaines ne se réduisent pas à des « besoins concrets et immédiats ».
[1] Des réformes constitutionnelles adoptées en juillet 2005, soit 15 ans après le retour à la démocratie, ont permis de dépasser les principales entraves à la représentation au niveau du pouvoir législatif (notamment la désignation des sénateurs par Pinochet) tandis qu’une loi de 1997 réformait partiellement la nomination des juges de la Cour suprême, passant désormais par une négociation entre l’opposition officielle de droite et la Concertation. La demande d’une réforme de la loi électorale, portée depuis la fin du mandat du président Ricardo Lagos par des secteurs de centre-gauche (parlementaires et extraparlementaires) est cependant toujours sans résultats.
[2] Cette trouvaille est de Tomás Moulián.
[3] L’idée de rénovation de la gauche chilienne naît lorsque les secteurs impliqués dans la lutte contre la dictature depuis 1984 se divisent autour de l’idée d’une négociation avec le régime militaire. Délaissant progressivement ses bases populaires de poblaciones fortement mobilisées, le Parti socialiste rejettera la confrontation. Par extension, après la fin de la dictature, le rejet de toute attitude de confrontation conduisit le PS à nier publiquement l’héritage de l’Unité populaire (1970-1973), considérée comme une démocratie de conflits ayant provoqué (et justifié) la dictature.
[4] A. Barahona de Brito analyse aussi ce phénomène dans Human rights and Democratization in Latin America : Uruguay and Chile, New York & Oxford, Oxford University Press, 1997.
[5] Traduction libre de Patricio Aylwin Azocar, Mensaje Presidencial, 1990, p. 18.
[6] Pour une analyse complète voir M.-C. Doran, « De la violence à la justice : conceptions gouvernementales de la violence et impacts des luttes pour la justice au Chili 1998-2005 », dans P. Beaucage & M. Hébert (dir.), Images et langages de la Violence en Amérique latine, Québec, Presses de l’Université Laval, 2008, p. 137-169.
[7] La FUNA réalise des actions (illégales) d’identification des coupables présumés ou reconnus de violation des droits humains, tortures, etc., dont elle identifie, par exemple, le domicile en y peignant des slogans et des accusations. L’importance de ces actions, très contestées cependant, a donné lieu à l’invention du nouveau verbe « funar », qui signifie « identifier publiquement un tort ».