Virage à gauche en Amérique Latine
La constituante et la droite en Bolivie
En décembre 2005, la crise du système démocratique bolivien aboutissait à l’élection du premier président indien du pays en la personne d’Evo Morales Ayma. Les revendications des mouvements populaires et autochtones se sont alors concentrées sur un point précis : convoquer une Assemblée constituante pour « refonder le pays » en mettant fin aux asymétries sociales et économiques. La Consti-tuante a siégé dans un contexte de blocage systématique par la droite conservatrice, représentée entre autres par le PODEMOS (Pouvoir démocratique et social [1]). L’obstruction des travaux a dévoilé que la droite, qui avait gouverné le pays depuis des décennies, n’allait pas permettre l’avènement d’une nouvelle charte allant à l’encontre de ses intérêts économiques. En deux ans, les forces conservatrices ont eu le temps de créer un climat social violent visant à mettre en échec le gouvernement d’Evo Morales et les revendications des mouvements sociaux.
Afin d’empêcher l’approbation du nouveau texte constitutionnel, tous les prétextes étaient bons : la revendication pour le retour de la capitale à Sucre ou l’impôt direct sur les hydrocarbures ont été autant d’éléments pour déclencher des manifestations radicales et violentes. À Sucre, siège de la Constituante, le harcèlement des « asambleistas » d’origine indigène a été systématique et a atteint son paroxysme lors des événements du 24 mai 2008, où ce harcèlement est devenu ouvertement du racisme. Un journaliste espagnol a dit avoir été témoin du harcèlement systématique des femmes « asambleistas » : lorsqu’elles se déplaçaient à pied dans la ville, elles étaient insultées, bousculées et dépouillées de leur habit traditionnel [2].
Face au sabotage systématique de la droite et à la désinformation créée par les grands médias, le gouvernement a décidé de tester sa légitimité et celle des préfets de l’opposition dans un référendum à caractère révocatoire. Ce référendum a confirmé à nouveau Evo Morales et Alvaro Garcia Linera comme président et vice-président de la Bolivie (67,4 %) et reconduit les réformes entamées par ceux-ci. Mais ce référendum a aussi maintenu dans leur poste la plupart des préfets (gouverneurs) de l’opposition. Ce vote ambigu de la population indique qu’elle voulait aussi bien les réformes proposées par l’État central (nationalisation des hydrocarbures et réforme agraire) que l’autonomie des régions. Ce vote, qui prouve en quelque sorte le désir de tous les Boliviens de « refonder le pays », se trouve bien loin du discours manichéen de la droite qui présente le pays comme étant divisé entre Blancs riches et Indiens pauvres.
La spirale de violence planifiée depuis les préfectures et les comités civiques, avec l’appui de l’Unión Juvenil Cruceñista [3] et des groupes de choc de la Falange Socialista Boliviana [4], est arrivée à son point culminant lors du massacre de Pando le 11 septembre 2008 : une embuscade tendue par des groupes irréguliers, liés à la préfecture de Pando, au cours de laquelle 18 autochtones ont été assassinés, plus de 60 personnes blessées et 70 autres portées disparues. Le gouvernement Morales s’est vu obligé de décréter l’état de siège dans cette région du nord du pays.
Depuis, l’Unión de Naciones del Sur (UNASUR) a donné un appui ferme au gouvernement d’Evo Morales et a averti qu’elle ne tolèrera pas la rupture du processus démocratique ni la division du pays. Les opposants de Morales ont misé sur l’accès à l’autonomie des régions, ce qui est devenu non pas une proposition de décentralisation de l’État, mais plutôt une proposition de sécession appuyée en principe par les États-Unis.
Quels enjeux ?
Rappelons tout d’abord que la Bolivie est un pays où les rapports de pouvoir sont basés sur les anciennes relations coloniales : ces réminiscences ont toujours été présentes dans la construction de la « nation ». De fait, les droits des autochtones ont été très limités, et cela jusqu’en 1952, date à laquelle ils ont obtenu le statut de citoyen. Mais cela n’a pas permis de niveler les relations asymétriques entre Blancs-métis et autochtones dans la mesure où, jusqu’en 2006, une grande majorité de ces derniers ne possédait même pas un certificat de naissance ou une carte d’identité. Ce sont justement ces rapports de subordination qui sont contestés par les autochtones et les mouvements sociaux qui, à travers leur longue lutte contre le « colonialisme interne », ont proposé la « refondation » du pays à partir d’un nouveau texte constitutionnel, lequel constitue une véritable révolution dans un pays où l’Indien devait baisser la tête pour s’adresser au Blanc-métis.
Deuxièmement, alors qu’en 1952 on entamait dans la partie occidentale du pays la réforme agraire, on érigeait dans les plaines orientales un système d’usufruit de la terre, concentrée entre les mains de quelques familles, visant la production agricole d’extension. Il s’agissait en effet de terres et de territoires volées aux autochtones guaranis contraints de travailler comme esclaves de génération en génération. Le nouveau texte constitutionnel mettra une limite (5 000 à 10 000 hectares) à l’usufruit des terres et à la concentration entre quelques propriétaires seulement [5].
Troisièmement, la démocratie qui a prévalu ces 30 dernières années a fait fi de l’intégration des autochtones à la vie nationale, malgré le fait que pendant cette période la Bolivie a signé la Convention 169 de l’Organisation internationale du travail concernant les peuples indigènes et tribaux. C’est la première fois que les peuples autochtones et les mouvements sociaux rédigent une Charte à leur mesure.
Finalement, la droite n’a pas de projet national. Ses intérêts économiques ne visent que l’exportation alors que les autochtones et les mouvements sociaux ont un projet d’envergure nationale, une sorte de « nouveau contrat social » pour lutter contre l’exclusion. Les autochtones visent un pays uni, plus équitable, qui pourrait leur permettre de « vivre bien et non pas mieux ».
L’ineffable droite et la Constituante…
Plusieurs observateurs ont conclu que la Constitution devra être ouverte et réécrite ; autrement, selon eux, Evo Morales ne pourra pas gouverner [6]. Or, il est clair maintenant, après les évènements violents du mois de septembre 2008, que le plan de la droite bolivienne consiste à s’opposer coûte que coûte à la mise en place des nouveaux fondements du pays.
La droite dénonce les « restrictions à la propriété privée et la négation des autonomies ». Elle critique l’article 20 de la Nouvelle Constitution politique de l’État (NCPE), car il « refuse » aux entrepreneurs « l’accès aux services de base », mais l’article en question dit en fait que « toute personne a le droit d’avoir un accès universel et équitable aux services de base d’eau potable, aux égouts, électricité, gaz à domicile, au service postal et aux télécommunications. » Ce qui laisse croire que les inquiétudes de la droite ne sont pas tant l’accès aux services de base que les éventuels obstacles à la commercialisation sans restrictions des ressources naturelles telles que l’eau et le gaz naturel. Le projet de la droite est aux antipodes de celui porté par les mouvements populaires. En effet, la proposition des mouvements populaires a été incluse dans la NCPE (Art. 134) et indique que « l’objectif de l’organisation économique bolivienne est l’élimination de la pauvreté et de l’exclusion sociale et économique. »
Le « leader civique » de Santa Cruz, Branco Marinkovic, a indiqué que la « fonction sociale est une sorte d’épée de Damoclès » pour la propriété privée. Marinkovic et d’autres propriétaires terriens accusent le gouvernement de Morales de « s’en prendre aux initiatives privées puisqu’il [le gouvernement national] a l’intention d’abolir la propriété privée ». Pourtant, le nouveau texte constitutionnel respecte non seulement la propriété privée, mais aussi la propriété collective de la terre. Et, comme disait Alvaro Garcia Linera, « la Bolivie a besoin de briser les rapports de soumission des indigènes et d’instaurer un capitalisme andin dont la teneur doit permettre aux indigènes de négocier d’égal à égal avec les Blancs de la ville. » L’approbation de la NCPE est l’objectif visé par les mouvements populaires, car elle va modifier de fond en comble les rapports entre la minorité blanche-métisse et, de plus, va permettre l’émergence d’une démocratie « participative », voire directe.
[1] Le PODEMOS est un parti qui a perdu son statut juridique. Initialement, il était formé par les politiciens des diverses factions de la droite bolivienne (Phalange socialiste et Action démocratique nationaliste [ADN] de l’ex-dictateur Banzer Suarez) et de centre-droite (Mouvement de la gauche révolutionnaire [MIR]) et il a même gouverné avec les dictatures militaires. PODEMOS bloque de nombreux projets de loi au Sénat depuis 2006 et a justifié la violence des groupes de choc racistes.
[2] Defensoría del pueblo et Université de la Cordillera, Observando el racismo. Racismo y regionalismo en el proceso constituyente, La Paz, janvier 2008.
[3] Bras armé du Comité de défense des intérêts de Santa Cruz, dont le président est Branko Marinkovic, un des propriétaires terriens qui s’opposent à la réforme agraire, connu pour l’appropriation illicite des terres appartenant aux autochtones guarayos.
[4] Phalange socialiste bolivienne, groupe fasciste fondé en 1937 sur le modèle de la phalange espagnole, fasciste.
[5] Selon le mouvement des Sans-Terre, sur les 65 millions d’hectares aptes à la culture, 40 millions se trouvent dans les mains de quelques grands propriétaires terriens.
[6] Au moment d’aller sous presse, l’impasse entre le gouvernement et la droite s’était décantée, cette dernière accusant le coup d’une division entre modérés et radicaux des Comités civiques de Santa Cruz, Beni et Chuquisaca.