Dossier : Amérique latine - (…)

Soulèvements politiques de la rue

La force du peuple souverain

Ricardo Peñafiel

Selon un récit largement partagé, l’ascension au pouvoir de gouvernements de gauche – ou du moins « antinéolibéraux » – en Amérique latine a été précédée et rendue possible par la pression de soulèvements populaires massifs. Sans être faux, ce récit néglige de souligner les profondes différences et incompatibilités existant entre les résolutions institutionnelles prenant aujourd’hui le tournant d’un virage à gauche et la logique de ces soulèvements, émeutes ou manifestations de masse. Pour comprendre la « politique de la rue », il est nécessaire de s’intéresser à cette force politique populaire pour elle-même et non pas en fonction de ses traductions « politiciennes » qui n’en sont que le pâle reflet.

Quel lien peut-il y avoir entre un mouvement spontané comme celui des piqueteros ou des Asambleas de barrio (en Argentine), unis derrière le slogan « que se vayan todos » [qu’ils s’en aillent tous] et l’élection d’un gouverneur péroniste (Kirchner) parvenu au pouvoir après le désistement, au deuxième tour, de Menem, personnage supposément honni et responsable des soulèvements de janvier 2001, arrivé pourtant en tête lors du premier tour avec 40 % du vote ? De manière plus générale, ce qui affleure de ce contraste entre le « que se vayan todos » et l’élection quelques mois plus tard d’un politicien faisant partie intégrante de ce « todos », c’est l’incompatibilité entre les logiques d’une action spontanée et celle de la scène politique institutionnalisée. Or, c’est justement dans cette « étrangeté » des soulèvements populaires vis-à-vis des systèmes politiques qu’ils questionnent – au point de les renverser et de les forcer à se refonder sur de nouvelles bases – que réside toute la force politique du peuple.

Petite histoire des soulèvements populaires en Amérique latine

L’histoire contemporaine des soulèvements populaires (estallidos populares) en Amérique latine remonte à ce qui a été désigné comme les « émeutes de la faim » qui ont marqué l’espace public, notamment du Brésil, de l’Argentine (Santiagueñazo, 1993) et du Venezuela (Caracazo, 1989). Bien que désignées comme des « émeutes de la faim », celles-ci ne peuvent s’expliquer que par le manque de nourriture… Si chaque fois qu’on affame une population, celle-ci se soulevait, nous serions dans une sorte de révolution permanente. Or, ce n’est (malheureusement) pas le cas. Ce qui transforme cette faim en action collective c’est sa « mise en récit » au sein d’un discours ou d’un imaginaire social qui lui attribue des responsables et qui appelle à l’action.

Cet imaginaire du peuple dans la rue remonte aux mobilisations de masse contre les régimes dictatoriaux qui, sous l’impulsion de la CIA, du Pentagone et de l’École des Amériques, jonchaient l’ensemble du territoire latino-américain dans les années 1970-1980. Bien que ces luttes impliquent une dimension directement politique, elles ne peuvent s’expliquer sans considérer la part « expressive » et identitaire qu’impliquait la participation massive d’une population paupérisée (souvent désignée comme le lumpen) manquant d’une certaine expérience militante ou d’un lien organique avec une quelconque organisation de gauche.

Dans la période actuelle, dite démocratique, les soulèvements populaires les plus imposants ont conduit au renversement de plusieurs gouvernements. En Équateur, les manifestations de masse ont mené à la destitution de Abdalá Bucaram en 1997, de Yamil Mahuad en 2000, puis de Lucio Gutiérrez en 2005 ; au Pérou, ce fut la chute d’Alberto Fujimori en 2001 ; cette même année vit également tomber le gouvernement de Fernando de la Rúa sous la pression des estallidos ; en Bolivie, en 2003, ce fut le tour de Gonzalo Sánchez de Lozada ; au Paraguay, cela avait été le cas de Raúl Cubas en 1999. Et ainsi de suite… D’autres soulèvements ont conduit à des repositionnements radicaux des scènes politiques de l’Amérique latine sans conduire nécessairement ou directement à la destitution de présidents élus.

Conditions de possibilité des soulèvements populaires

Bien que ces soulèvements diffèrent énormément entre eux – tant dans leurs formes, leurs contenus que dans leurs effets –, il est tout de même possible de dégager certains éléments communs qui nous permettent de caractériser ce type particulier d’intervention de la plèbe ou des « sans parts » dans l’espace public. Plutôt que de les voir simplement de manière négative – comme une menace aux institutions libérales, comme une « réaction » face à la violence structurelle de la pauvreté et des inégalités, ou encore comme une tare de la conscience des masses ne suivant pas une logique de classe non plus qu’une logique proprement insurrectionnelle (du type guérilla ou guerre populaire prolongée) –, ne pourrait-on pas interpréter cette irruption des masses en politique comme une forme d’auto-institution du peuple en tant que souverain de l’espace politique ?

Bien entendu, cette irruption est non seulement soudaine mais surtout éphémère. Ce qui se prête à toutes sortes de manipulations et de réinterprétations de la part des politiciens, garants des institutions « démocratiques » qui leur assurent leurs prérogatives (main-mise) sur la sphère politique. Cependant, pour brève et spontanée qu’elle soit, cette « apparition » du peuple sur la place publique n’en est pas moins lourde d’implications et de conséquences.

Elle implique l’affirmation (ou l’institution) d’une frontière de l’inacceptable qui sanctionne des actes prétendument « légaux » (effectués par des gouvernements élus) au nom d’une légitimité supérieure ne reposant pas sur les procédures, les institutions et les lois mais sur la volonté populaire immédiate (non médiatisée). On donne ainsi corps et vie au principe de la souveraineté populaire prétendument à l’origine de la démocratie, mais enseveli sous de profondes couches de procédures, de technocratie, de bureaucratie et de professionnalisation du politique.

En conséquence, elle oblige non seulement à des réaménagements de la scène politique, mais elle se donne comme principe de sa propre reproduction. Toutefois, il ne s’agit pas d’une reproduction pérenne, dans la mesure où ces soulèvements questionnent les institutions politiques sans nécessairement poser de nouvelles bases institutionnelles pour la perpétuation des principes qu’ils mettent de l’avant. Il s’agit plutôt d’une perpétuation « discontinue » de la liberté [1] à travers la mémoire de cette puissance collective du peuple rassemblé sous des symboles communs lui donnant une image unifiée de lui-même.

Il n’y a pas lieu de critiquer cette absence d’institutionnalisation ou d’instrumentalisation de l’action populaire dans la mesure où, sans ce relâchement des référents, sans la présence de « signifiants vides » (qui ne peuvent référer à rien en particulier pour pouvoir référer à l’ensemble des demandes et des désirs), il n’y aurait pas la possibilité pour une masse de déshérités de se rassembler autour de symboles communs. Il y aurait plutôt lieu de questionner les pratiques de revendications sectorielles, parfaitement « instrumentalisées », permettant de formuler des demandes à l’État sans toutefois parvenir à mobiliser (sans même interpeller) les masses à travers l’expression politique de l’être ensemble.


[1Voir Martin Beaugh, L’expérience plébéienne. Une histoire discontinue de la liberté politique, Paris, Payot, 2007 (recensé dans AB ! no 24 – avril / mai 2008).

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