La « paix » comme prolongement de la guerre

No 062 - déc. 2015 / janv. 2016

Colombie

La « paix » comme prolongement de la guerre

Annie Jubinville, Blandine Juchs, Florence Tiffou

Le conflit armé colombien semble sur le point d’atteindre le stade de la signature des accords de paix entre le gouvernement et les deux principales guérillas, soit les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) et l’Armée de libération nationale (ELN).

Cependant, les derniers mois ont été marqués par une augmentation de la criminalisation des mouvements sociaux : arrestations hautement médiatisées, assassinats, adoption de paquets législatifs répressifs qui créent de nouveaux délits spécifiques aux manifestations, augmen­tation des peines de prison pour les délits liés aux activités de contestation. L’État a tout l’air de se préparer à affronter un nouvel ennemi : l’opposition non armée.

Trois ans de négociations de paix, et après ?

Le 18 octobre 2012, Iván Márquez, chef de la délégation des FARC, prononçait à Oslo un discours dans le cadre de l’ouverture des négociations de paix intitulé « Notre rêve : la paix avec justice sociale et souveraineté ». Ce discours donnait le ton : le processus serait long et devrait mener à la résolution des causes structurelles du conflit armé, à savoir la concentration de la propriété terrienne entre les mains d’une minorité et le modèle de développement capitaliste basé sur l’extraction de ressources naturelles.

Après près de trois ans de négociations, les FARC et le gouvernement annonçaient un premier accord sur le thème de la justice le 23 septembre dernier. Poursuivant les pourparlers, les parties se sont entendues pour arriver à un accord final le 23 mars 2016. Cet accord mettrait fin à plus de 50 ans de confrontation entre les FARC et le gouvernement.

Entre temps, les négociations entre l’ELN, la deuxième guérilla en importance, et le gouvernement colombien devraient permettre la création d’une deuxième table de négociation avant la fin de l’année. Pour sa part, l’Armée populaire de libération (EPL), active dans le nord-est du pays, n’a pas encore donné d’indice clair de sa disposition à participer à un processus d’entente avec l’État. Son commandant a été tué dans une opération militaire planifiée dans ce but le 2 octobre dernier.

Malgré des cessez-le-feu temporaires et trois ans de négociation, les menaces faites aux membres des mouvements sociaux et les assassinats ciblés n’indiquent aucune amélioration de la situation des droits humains. Au premier semestre 2015, le rapport de Somos Defensores fait état d’une augmentation de 105 % des attaques contre les défenseur·e·s des droits humains, dont 31 assassinats. Seulement au cours du mois de septembre 2015, dans le contexte des élections municipales et régionales du 25 octobre, deux candidats du parti d’opposition, le Polo Democrático Alternativo, ont été assassinés. Pendant ce temps, 70 % des 22 millions des travailleurs·euses en Colombie n’ont accès ni au régime de sécurité sociale ni à un régime de prestations d’emploi.

Le nouvel ennemi : les luttes sociales

La guerre que vit la Colombie est considérée comme un conflit armé et un conflit social. D’après les organisations populaires, pour mettre fin au premier conflit, il faut résoudre le second. Malgré les vagues de répressions qu’il a subies, l’ensemble du mouvement social colombien persiste dans la construction d’un nouveau modèle économique et politique basé sur les droits des peuples. En 2008, un mouvement de contestation initié par les communautés autochtones du Cauca, dans le sud du pays, a marqué le retour des grandes mobilisations ; il a mené à la constitution d’organisations et de plateformes nationales. Dans ce mouvement de contestation, on retrouve des acteurs politiques qui ont joué un rôle majeur dans la série de grèves générales ayant secoué le pays en 2013 et 2014 [1]. La dernière grande grève générale a mené à la signature du décret 870 du 8 mai 2014 mettant en place un processus de négociation entre le gouvernement et la plateforme nationale Cumbre Agraria, Campesina, Etnica y Popular (Sommet agricole : paysan, ethnique et populaire), mise sur pied en septembre 2014 et toujours active.

La plateforme de revendications inclut un moratoire sur l’attribution de titres d’exploitation minière, une réforme de l’éducation, de la santé et des services publics, le droit de manifester ainsi que la mise sur pied d’un comité spécial de droits humains.

Face à ce nouvel acteur, le gouvernent national utilise plusieurs stratégies pour faire entrave aux organisations populaires : faire durer les négociations, les faire errer dans des dédales administratifs, faire passer de toute urgence une série de paquets législatifs rendant illégaux les blocages et les manifestations. Un des derniers exemples en date est la réforme du Code policier adoptée en première lecture en juin 2015. Cette réforme augmenterait drastiquement les pouvoirs des policiers. Elle leur permettrait notamment de s’introduire dans le domicile d’un·e citoyen·ne ou de procéder à une arrestation en l’absence de mandat, élargissant le concept de flagrant délit. Ces changements législatifs visent très clairement la criminalisation des mouvements de contestation. Ils sont inspirés du même esprit que les politiques imposées au Canada dans les dernières années, criminalisant les blocages de routes, les manifestations sans itinéraire connu, le port de masques dans une manifestation, etc.

Intérêt étranger

Le Canada a officiellement placé la Colombie au cœur de sa politique étrangère en 2010, avec la prétention d’améliorer le respect des droits de la personne, la croissance économique, la lutte contre la pauvreté et d’aider à mettre fin à des décennies de violence. Cependant, cette politique étrangère semble se concentrer sur l’accès des entreprises canadiennes aux ressources colombiennes. En 2013, 82 % des 70 entreprises canadiennes présentes en Colombie travaillaient dans le secteur de l’extraction des ressources naturelles.

En 2011, la loi 1448, connue sous le nom de Loi des victimes, a établi un programme sur dix ans intitulé « Unité de restitution des terres » ayant pour objectif de rétrocéder les terres acquises illégalement à leurs propriétaires d’origine. Le gouvernement colombien s’est donné jusqu’à 2021 pour redistribuer près de deux millions des sept millions d’hectares de terres accaparées. Au cours des trois premières années, l’Unité a résolu 854 cas, pour un total de 18 464 hectares. À ce rythme, l’Unité aura besoin de plus d’un siècle pour venir à bout de son objectif !

Plusieurs critiques de la loi 1448 et du processus qui en découle rappellent que les zones établies pour la restitution des terres sont des zones d’intérêt de l’industrie extractive. Ainsi, 80 % des projets gaziers et pétroliers et 20 % des projets miniers coïncideraient avec les 78 municipalités considérées comme prioritaires par l’Unité de restitution des terres.

Amnistie internationale s’inquiète que cette loi « puisse encourager et assurer la pérennité de certains projets agro-industriels en raison desquels les gens ont été déplacés à l’origine, ou qui ont été implantés sur des terres volées via des violations de droits humains ». Soulignons que le gouvernement canadien a investi dans le programme de restitution. Le Canada, tout comme l’Union européenne et les États-Unis, voit dans la paix en Colombie un marché juteux, permettant d’accéder à des ressources naturelles et de légaliser des acquisitions de terres obtenues dans le cadre du conflit armé.

Si elles tenaient à l’établissement d’une paix réelle en Colombie, les puissances inter­nationales auraient déjà posé le premier geste de paix conséquent possible : le retrait des groupes de guérillas des listes terroristes. Tant que ces organisations seront considérées comme telles, c’est tout le discours politique lié à leur existence qui est éclipsé, rendant difficile la tenue des débats politiques nécessaires à l’établissement d’une paix durable.

Négocier avec le Capital

Le secteur pétrolier illustre bien l’intrication des conflits social et armé. Les entreprises pétrolières ont tout intérêt à appuyer les négociations avec les guérillas afin de mettre fin aux attaques contre leurs infrastructures et de permettre l’accès à des ressources pétrolières jusque-là inaccessibles de par la présence des guérillas. Par ailleurs, les leaders com­munautaires, autochtones ou syndicaux vivent encore sous les menaces d’assassinat par les groupes paramilitaires. L’opposition aux mégaprojets de développement est dange­reusement liée aux menaces de représailles, parfois mortelles. Les organisations syndicales insistent sur la nécessité d’ententes avec les entreprises sans quoi les accords de paix avec les guérillas ne signifieront qu’une augmentation des mégaprojets extractifs et de la répression contre les mouvements sociaux et commu­nautaires dans ces régions.

Le syndicat de la USO du secteur pétrolier a invité les entreprises de cette industrie à participer à une assemblée pour la paix le 19 novembre dernier. Un appel similaire a aussi été lancé par des organisations sociales et syndicales comme l’Organisation nationale autochtone, l’Organisation nationale de processus des communautés noires, le Congrès des Peuples et la Centrale syndicale des travailleurs. Elles demandent la création d’une table de négociation sur les enjeux sociaux indépendante mais liée aux tables de négociations avec les guérillas.

La stratégie des guérillas marxistes de prendre le pouvoir n’est plus à l’ordre du jour, cependant les garanties d’un changement social par la voix des urnes semblent loin d’être acquises. D’importants secteurs de la société, incluant les ex-guérilleros, tenteront leur chance au péril de leur vie dans les prochaines années. Pour leur part, les mouvements sociaux sont fortement mobilisés, mais font face à l’augmentation de la criminalisation de leurs actions. La signature d’accords de paix dans les conditions actuelles laisse craindre que cette « paix » ne soit que le prolongement de la guerre par d’autres moyens.

C’est probablement dans les rues que se joueront au cours des prochains mois et années les transformations sociales qui permettront l’établissement d’une paix durable avec justice sociale.


[1Lire notamment à ce sujet Roberto Nieto, « Le Paro agrario en Colombie », À bâbord !, no 52, décembre 2013. Disponible en ligne. NDLR.

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