Espagne
Du mouvement social aux bureaux municipaux
Dossier : Europe - Peuples en mouvement
En Espagne, les élections municipales de mai 2015 ont été celles du changement. Elles se sont traduites par l’arrivée à la tête de Barcelone et de Madrid (parmi d’autres villes) de candidatures citoyennes. Ce nouveau municipalisme est porté par des figures de proue des mobilisations liées aux Indigné·e·s (mouvement du 15M). Avec la perspective que nous donnent les six mois écoulés depuis l’investiture des nouvelles équipes municipales en juin, il est possible de se demander comment ces équipes vont affecter le devenir des mouvements sociaux dont elles sont issues.
L’année qui a précédé les élections municipales a vu l’émergence d’initiatives de convergence, dont le but était d’amener des citoyen·ne·s et des militant·e·s à réfléchir à un projet municipaliste alternatif. À Barcelone, le réseau Guanyem Barcelona (Gagnons Barcelone) voit le jour en juin 2014 et, à Madrid, Municipalia devient Ganemos Madrid (Gagnons Madrid) quelques jours après. Nul lien organique entre ces deux réseaux, qui ouvrent la voie à d’autres initiatives de convergence dans d’autres villes espagnoles.
Après des mois de processus participatifs à l’échelle des quartiers, des candidatures formelles sont présentées. À Barcelone, Guanyem Barcelona change de nom pour devenir Barcelona en Comú (Barcelone en commun, BEC), dont la liste électorale est composée de militantes et militants associatifs et de membres de quelques partis de gauche (dont Podemos) et présidée par Ada Colau. Cette dernière est une militante extrêmement populaire grâce à son statut de porte-parole de la Plateforme des personnes affectées par les hypothèques (PAH), un acteur central de la lutte contre les expulsions de logement [1]. À Madrid, la liste citoyenne porte le nom d’Ahora Madrid (Maintenant Madrid) et elle est le fruit d’un accord entre Ganemos Madrid et Podemos. La liste est présidée par Manuela Carmena, une juge retraitée connue par son militantisme antifranquiste et sa dénonciation de la corruption.
Des projets et des obstacles
La régénération démocratique et l’ouverture de la politique municipale à « la rue » sont le dénominateur commun de ces mairies. À Barcelone, le programme de BEC met l’accent sur l’arrêt des expulsions, la lutte contre la pauvreté et le renversement du modèle touristique de masse promu par les équipes municipales antérieures, qu’elles soient sociales-démocrates ou démocrates- chrétiennes. À Madrid, Ahora Madrid propose la mise en place d’un audit de la dette publique, la remunicipalisation des services privatisés et l’arrêt de grandes opérations d’aménagement urbain engagées par l’ancienne mairesse de droite et critiquées par leur caractère spéculateur. Ces mairies connaissent de première main les revendications des mouvements sociaux, car la plupart des nouveaux conseillers municipaux en faisaient partie jusqu’à récemment. L’équipe de Colau impose rapidement des amendes à des banques propriétaires d’appartements vides et signe une déclaration d’opposition au Partenariat transatlantique sur le commerce et l’investissement (PTCI). Enfin, Colau et Carmena ont lancé un réseau de villes refuges et se disent prêtes à accueillir des réfugiés et à fermer les Centres d’enfermement d’étrangers.
Néanmoins, les militantes et militants associatifs ont déploré la lenteur de la mise en place de mesures effectives pour rendre la santé et les transports en commun plus accessibles dans les deux villes. Si un changement très visible s’est produit au niveau des formes et de la rhétorique des nouvelles équipes municipales, les mécanismes qui permettront aux mouvements sociaux et aux citoyen·ne·s de participer réellement aux processus et aux décisions les concernant ne sont pas encore établis. Certains observateurs signalent que, malgré la bonne volonté des mairesses, elles sont confrontées aux contraintes de la gestion des intérêts contradictoires représentés par les partis de l’opposition présents dans le conseil municipal ainsi qu’à l’influence de puissants groupes de pression (hôtelier, banquier, immobilier, etc.).
Des administrations surveillées étroitement
Les défis auxquels les nouvelles mairies font face soulèvent de nombreuses questions. Une qui paraît centrale, vue la dynamique qui a donné naissance aux mairies du « changement », concerne l’avenir des mouvements sociaux locaux qui ont propulsé le nouveau municipalisme. La victoire des candidatures citoyennes a supposé un transfert de militants chevronnés de la rue aux bureaux municipaux. En 1978, à l’occasion des premières élections municipales postfranquistes, un phénomène semblable avait déjà entraîné la « décapitation » des mouvements urbains, piliers de la lutte antifranquiste.
Pour l’instant, on peut déjà remarquer l’affaiblissement de la présence médiatique de la PAH. Néanmoins, l’attitude critique des mouvements sociaux, qui restent vigilants face aux agissements de leurs ancien·ne·s camarades de lutte, ne laisse pas présager de dynamique de cooptation ou de démobilisation. À titre d’exemple, l’approbation par le conseil municipal de Barcelone d’une motion contenant les recommandations de la PAH contre les expulsions est une illustration de la pression que les mouvements continuent à exercer. Si le maintien de la tension dans la rue exige aux mouvements des efforts de mobilisation permanents, une nouvelle tâche s’est ajoutée depuis juin : celle de ne pas faire oublier aux nouvelles mairesses d’où elles viennent et pourquoi elles sont là.
[1] Lire à ce sujet Marcos Ancelovici, « Sous les pavés, l’entraide », À bâbord !, no 59, avril-mai 2015. Disponible en ligne. NDLR.