Féminisme
Décider entre hommes
Je rédige cette chronique à la veille des élections fédérales, après avoir vu parader pendant des semaines et sur tous les écrans de ma vie les figures des politiciens. Accompagnée dans cette promenade par les photos de #DéciderEntreHommes (créé par Marilyse Hamelin et Marie-Ève Maillé), le boys’ club n’a pas cessé d’apparaître.
C’est que #DéciderEntreHommes est une page Facebook et un compte Twitter où sont republiées les photos d’instances et de centres de pouvoir, qu’ils soient publics ou privés, avec leurs acteurs. Le boys’ club était donc partout, depuis les inaugurations et conseils divers de gestion et d’administration, jusqu’aux conférences de presse, colloques, forums et expositions. Toujours, des affaires d’hommes, des affaires d’hommes « seulement », des affaires d’hommes « ensemble »… Ben coudonc !, commentent les responsables de #DéciderEntreHommes devant chaque nouvelle pierre posée pour ériger l’église de la masculinité. Souvent, on est presque seulement entre hommes : parmi les boys, une femme s’est glissée. Une seule, deux tout au plus, par hasard, pour faire bonne figure, parce que celle-là on l’a « trouvée ». Mais cette rare présence féminine, les Schtroumpfettes du pouvoir masculin, met en lumière non seulement la (non) place des femmes, mais la place que continuent à occuper les hommes en choisissant de rester « entre eux ».
Au sommet
Le 2 octobre 2015, une étude a été rendue publique sur l’omniprésence des hommes dans les médias et la présence d’un « plafond de papier ». L’étude portant sur 2 000 journaux, magazines et portails d’actualité aux États-Unis de 1983 à 2009 a montré que 82 % des noms cités sont masculins. Les médias s’intéressent aux leaders – chefs de direction, politiciens, réalisateurs de films… – et ceux-ci sont en grande majorité des hommes. Peu importe que les médias soient libéraux ou conservateurs, ce qui compte, c’est la place des hommes sur l’échelle du pouvoir. Et ils se trouvent ensemble, au sommet. Preuve à l’appui : même quand une femme est présente « au sommet », les médias peuvent tout à fait l’invisibiliser. La page #DéciderEntreHommes reprend ainsi une photo parue au lendemain d’un des débats des chefs sur laquelle Elisabeth May, la seule femme, est on pourrait dire « avalée » par les trois autres candidats, presque entièrement cachée par l’angle de la photo choisie pour illustrer l’événement dans les journaux.
Il n’est pas étonnant que la journaliste Pascale Navarro ait senti l’urgence de publier, il y a quelques semaines, un plaidoyer pour la parité en politique (Leméac, 2015), plaidoyer pour que la présence des femmes en politique cesse d’être le fruit du « hasard » et soit le fruit d’un réel engagement. Si les détracteurs des quotas électoraux parlent de favoritisme, Navarro relativise l’argument en soulignant que « les hommes profitent déjà d’un contexte sociohistorique qui les avantage ». Ou comme l’écrivait la philosophe belge Françoise Collin, ils profitent d’une société « unisexuée ». En ce sens, le féminisme n’est-il pas, depuis toujours, un plaidoyer pour la parité dans la vie ?
Des boys
S’il faut parler de parité et donc de mixité politique, c’est bien parce qu’il y a non-mixité au départ : une non-mixité masculine qui est non seulement l’état de notre gouvernement, mais l’état de fait de la société dans laquelle on vit. Une non-mixité invisible parce que constante et omniprésente (contrairement à la non-mixité ponctuelle et stratégique que certains groupes féministes mettent en œuvre et qui est rapidement décriée comme exclusive et anti-hommes), ce que Virginia Woolf appelait « le pouvoir hypnotique de la domination ». Le boys’ club est tout et partout, si manifeste qu’il est presque impossible à décrire, pointer, analyser. Il est ce qu’on nomme le patriarcat, ou la domination masculine. Le boys’ club est dans tous les cas une organisation où les hommes sont hiérarchiquement supérieurs aux femmes, où ils sont sujets et elles objets, et où ils se les échangent.
Mais cette structure ne correspond à rien si on ne prend pas en compte les hommes entre eux. Non pas la masculinité en tant que telle, ou l’homme comme individu, moins le boys que l’idée même du club. La masculinité est invisible, mais l’un de ses visages, c’est celui du regroupement. On imagine mal une série d’hommes debout les uns à côté des autres pour faire joli. « Les hommes n’ont pas besoin de se donner en spectacle », écrit Nelly Arcan dans Putain. On les imagine plutôt tournés les uns vers les autres, formant un cercle fermé ; liés les uns aux autres par une relation qui a tout à voir avec le pouvoir : comment l’obtenir, comment le conserver. La fabrique d’un pouvoir qui décide de qui est le plus fort dans l’immense cour d’école qu’est notre monde.
Le boys’ club est non seulement principalement masculin (investi par des hommes) ; il est ce par quoi la masculinité devient un genre qui n’en est pas un parce qu’il représente tout le monde. Le boys’ club fait de l’homme l’universel. Il fait que le masculin l’emporte sur le féminin, et on pourrait dire sur tout le reste. Et ce n’est pas seulement ou simplement l’existence des hommes qui leur accorde du pouvoir, c’est comment ils restent ensemble.
Un club
Ce n’est donc pas seulement que les hommes prennent beaucoup de place ; c’est qu’ils la prennent ensemble. Comme dans une double exclusion des femmes (et des autres) : non seulement vous ne faites pas partie de nous, mais ce que nous faisons, ça ne vous regarde pas puisque nous ne vous regardons pas. Nous nous regardons, nous restons entre nous. Le boys’ club dit : « Ce n’est pas ce que vous savez, qui compte, c’est qui vous connaissez. » Le boys’ club est un groupe serré d’amis-hommes qui se protègent entre eux. Il est un type de regroupement bien précis. Ce n’est pas une foule aux visages indistincts ; c’est un réseau, un clan, une lignée, un régiment, une équipe, un concile, une fraternité, un gouvernement…
C’est ainsi qu’il faut réentendre les mots de Michel Foucault : « Le pouvoir, c’est en réalité des relations, un faisceau plus ou moins organisé, plus ou moins pyramidalisé, plus ou moins coordonné, de relations. » Il faut entendre ceux, aussi, de Pierre Bourdieu : « La virilité […] est une notion éminemment relationnelle, construite devant et pour les autres hommes, contre la féminité, dans une sorte de peur du féminin et d’abord en soi-même. » Ceux, enfin, de Virginie Despentes : « Ils se regardent au cinéma, se donnent de beaux rôles, ils se trouvent puissants, fanfaronnent, n’en reviennent pas d’être aussi forts, beaux et courageux. Ils écrivent les uns pour les autres, ils se congratulent, ils se soutiennent. Ils ont raison. » La fabrication du masculin opère peut-être moins dans le vis-à-vis avec celles qu’on identifie comme étant des femmes, que dans le vis-à-vis avec ceux qu’on reconnaît comme étant des hommes, peut-être même de vrais hommes, regardés et reconnus, idéalisés, internalisés et émulés justement parce qu’ils ne sont certainement pas des femmes. D’où l’importance du boys’ club : des hommes ensemble, en groupe, qui se regardent entre eux.