Dossier : Europe - Peuples en mouvement
L’Union européenne ou l’impensé démocratique
L’Union européenne est une machine à fabriquer du droit. C’est par le droit que les politiques néolibérales s’imposent. Le droit de la concurrence, inscrit au cœur des traités, devient le droit à partir duquel les élites néolibérales, hégémoniques au sein des institutions nationales et européennes, façonnent l’Union.
C’est un droit normatif, véritable droit « constitutionnel » avant la lettre, qui réduit la plupart du temps les autres textes européens à des déclarations d’intention sans portée opérationnelle pratique. Se met ainsi en place un gouvernement par les règles puisqu’il s’agit de respecter des normes contenues dans les traités : maximum de 3 % du PIB pour le déficit public et de 60 % du PIB pour la dette publique.
La politique, comme confrontation entre des choix différents, et la démocratie, comme méthode pour trancher entre eux, sont « oubliées » dans cette perspective. Il faut ici noter le rôle décisif de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE). Comme toute cour de justice censée contrôler l’application du droit, la CJUE interprète le droit et ce faisant crée du droit. S’appuyant sur des traités et des directives marqués par le sceau du néolibéralisme, la Cour, dans la plupart de ses arrêts, en accentue l’aspect.
Le traité de Lisbonne a notablement étendu la procédure de codécision entre le Parlement européen et le Conseil de l’Union européenne [1] qui avait été introduite dans le traité de Maastricht. Dans la pratique, le Parlement européen peut bloquer une directive en cas de désaccord avec le Conseil, à l’issue d’une procédure d’amendements et d’allers-retours avec le Conseil. Enfin, il élit le président de la Commission, le choix des autres membres de la Commission étant soumis à son approbation et il peut censurer la Commission qui doit alors démissionner.
Cet accroissement du rôle du Parlement constitue un progrès démocratique. Cependant, ce progrès reste modeste. Il est tout d’abord miné par la faible légitimité populaire de cette institution, ce dont témoigne le très faible taux de participation aux élections européennes (43 % en 2014 et 2009, NDLR). Mais, surtout, outre le fait que des domaines importants lui échappent, son rôle est encadré, d’une part, par les traités qui relèvent des États et sur le contenu desquels il ne peut se prononcer et, d’autre part, par la Cour de justice de l’Union européenne, qui les interprète et donc crée du droit nouveau. Ainsi, il a totalement disparu du paysage pendant les six mois de la crise grecque.
Les États nationaux aussi concernés
Si la Commission a le monopole de la proposition législative, aucune directive européenne ne peut cependant être adoptée sans l’accord des gouvernements nationaux. Ceux-ci ont, de plus, négocié entre eux, la plupart du temps sans les soumettre à leurs peuples, les traités qui infléchissaient la construction européenne dans le sens d’une acceptation des impératifs du capitalisme financier. La mise en place, dans le cadre de la stratégie de Lisbonne [2], de la « méthode ouverte de coordination » renforce encore le rôle des gouvernements, qui décident entre eux d’objectifs à tenir qui ne sont jamais débattus, tant d’ailleurs au niveau national qu’européen. Le déficit démocratique de l’Union européenne trouve son répondant dans celui des États-nations.
Il ne s’agit donc pas ici d’opposer un cadre européen antidémocratique à un cadre national qui serait vertueux. Car ce sont bien les États nationaux qui ont décidé, en bout de course, des orientations de l’Union. Que ce soit dans le cadre des Conseils des ministres, du Conseil européen ou des Conférences intergouvernementales, les États ont gardé la haute main sur la construction européenne. Loin d’avoir été dépossédés de leur pouvoir, ils ont dominé la scène européenne… mais discrètement, depuis les coulisses !
La mise en place d’un fédéralisme autoritaire
L’évolution récente de l’Union aggrave les tendances antérieures avec la mise en place d’un fédéralisme autoritaire fondé sur la discipline financière. Il s’agit par là d’assurer la crédibilité des États et de l’Union aux yeux des marchés financiers par un système de contraintes juridiques qui s’applique d’abord au processus d’élaboration budgétaire, mais qui vise aussi l’évolution du crédit, les coûts salariaux [3] et les balances commerciales [4].
Avec le Pacte de stabilité et de croissance, seuls les déficits et la dette publique étaient mis sous contrôle. Désormais, c’est presque toute l’activité économique qui est mise sous examen permanent. Entre fin 2010 et 2012, les gouvernements décident d’adopter toute une série d’instruments juridiques qui les mettent eux-mêmes sous surveillance : semestre européen, « pacte euro plus », six pack, two pack, le tout couronné par le Traité pour la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG) de la zone euro, plus connu sous l’appellation de Pacte budgétaire. La quasi-totalité des politiques économiques est ainsi mise hors du débat démocratique et de la décision citoyenne.
L’UE peut-elle être un espace démocratique ?
La réponse à cette question renvoie à trois problèmes assez liés entre eux. Le premier est relatif à la faiblesse actuelle des mouvements sociaux et citoyens à l’échelle européenne. De très fortes mobilisations existent à l’échelle nationale dans un certain nombre de pays. Elles ont été porteuses d’exigences démocratiques et ont même reconfiguré le champ politique comme en Espagne ou en Grèce. Il a été cependant très difficile de dépasser le cadre national pour se coordonner et peser sur les politiques européennes.
La Confédération européenne des syndicats reste entravée, malgré une évolution politique plutôt positive qui l’a vu condamner pour la première fois un traité européen, le TSCG, et refuser les politiques d’austérité. Le mouvement altermondialiste a subi un échec en Europe avec la disparition du Forum social européen en 2010. Le processus qui l’a remplacé, l’Altersummit, a connu un succès pour le moins limité. Il est donc très difficile de construire des rapports de force à l’échelle européenne. Cependant, l’exemple de la grève européenne du 14 novembre 2012 montre qu’il serait possible de le faire. Organisée simultanément en Grèce, au Portugal et en Espagne, pays où elle a été massivement suivie, elle a eu un impact politique et médiatique important, même si sa réalité a été plus faible dans les autres pays. Elle a été hélas sans lendemain. Comment occuper le champ stratégique européen demeure une question non résolue.
Le deuxième problème est celui de l’existence en pointillé d’un espace public européen. Il ne peut y avoir d’espace démocratique sans un espace de débat public où les idées circulent avec un échange libre et public d’opinions : un espace, propre au politique, où peut être jugé et contrôlé le pouvoir politique et qui oblige ce dernier à se justifier. Or, aujourd’hui l’espace public est encore essentiellement national. Cependant, un espace public n’est jamais donné d’emblée. Il est le résultat d’un processus, qui peut se déliter ou au contraire se renforcer suivant la capacité d’intervention citoyenne et les rapports de force sociaux. Ainsi un espace public européen est en train progressivement de se construire. Il existera d’autant plus que nous serons capables de porter les débats à ce niveau et de construire des mobilisations européennes.
Derrière cette question, se trouve enfin celle de l’existence, ou non, d’un peuple européen. Les souverainistes, de droite comme de gauche, prenant argument de différences culturelles soi-disant irréductibles entre les pays d’Europe, nient la possibilité de l’existence d’un peuple européen et en concluent à l’impossibilité de toute construction politique européenne. Pas de peuple européen, pas de construction européenne possible. La formation d’une communauté politique serait conditionnée à l’existence d’un substrat culturel commun. L’exemple des États-Unis, pays d’immigration qui voit cohabiter nombre de communautés culturelles se référant à une appartenance nationale, montre pourtant que cette condition n’est pas indispensable. C’est, au contraire, la volonté de s’intégrer à une communauté politique, symbolisée par la Constitution des États-Unis, qui fonde l’unité de ce pays.
Le « peuple » n’est pas une entité immuable tombée du ciel, mais une construction historique liée aux combats communs. Le peuple français par exemple – mais il en est ainsi de tous les peuples – n’a pas existé depuis « nos ancêtres les Gaulois » ou le baptême de Clovis. Il s’est progressivement créé, dans la conflictualité, dans la construction de valeurs et d’intérêts communs, d’un destin partagé, avec pour événement fondateur la Révolution française. Un événement symbolise d’ailleurs cette naissance, la fête de la Fédération, le 14 juillet 1790 au Champ-de-Mars, qui a vu des délégations venues de toutes les provinces de France se « fédérer » pour donner naissance à la nation française.
Mais surtout, cette vision rejoint paradoxalement celle des fédéralistes européens, en faisant de l’Europe la simple transposition à une échelle continentale de l’État-nation unifié. Cette approche « unitariste » du cadre politique passe ainsi totalement à côté d’un fait historique nouveau : la construction en Europe d’un nouvel objet politique qui, quoi qu’on pense de sa légitimité et de sa viabilité, n’est pas le décalque de l’État-nation et ne fait pas disparaître ce dernier.
Il n’y a donc pas d’obstacles de nature essentialiste à ce que l’Union européenne devienne un espace où la notion de souveraineté populaire puisse avoir un sens. Les obstacles sont politiques et c’est à eux qu’il faut s’attaquer. La récente crise grecque en montre l’actualité.
[1] Le Conseil de l’Union européenne regroupe les ministres des États membres. Il ne faut pas le confondre avec le Conseil européen qui regroupe les chefs d’État ou de gouvernement.
[2] La stratégie de Lisbonne a été adoptée lors du Conseil européen des 23 et 24 mars 2000. Elle visait à faire de l’économie européenne « l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde d’ici à 2010 ». Elle s’est avérée un échec complet.
[3] « Pacte euro plus » de mars 2011.
[4] Règlement no 1176/2011 du 16 novembre 2011 sur la prévention et la correction des déséquilibres macroéconomiques, l’un des six règlements six pack.