Extrême-droite en Europe
Vers la normalisation
Dossier : Europe - Peuples en mouvement
Voici un article tiré du dossier de notre numéro actuellement en kiosque, « Europe - Peuples en mouvement ». La présentation du dossier est disponible ici.
La place grandissante des partis d’extrême droite dans les structures européennes de pouvoir est visible et inquiétante. Élection après élection, ils améliorent leurs performances comme dans le cas de la Ligue du Nord en Italie, de la FPÖ en Autriche, du FN en France et du Parti de la liberté de Geert Wilders aux Pays-Bas. Ils arrivent même à participer à des coalitions gouvernementales comme au Danemark avec le Parti populaire danois ou en Finlande avec le parti des Vrais Finlandais.
Le Parlement européen ne résiste pas à cette poussée. L’extrême droite occupe 90 des 750 sièges de l’assemblée. Deux groupes s’y sont formés. On trouve l’Europe de la liberté et de la démocratie qui rassemble des représentant·e·s de la Lituanie, de la Pologne, de la République tchèque, de la France, mais surtout du Mouvement 5 étoiles d’Italie et de l’UKIP eurosceptique anglais. Depuis juin, on trouve également l’Europe des nations et des libertés, la formation d’extrême droite conduite par la présidente du Front national (FN), Marine Le Pen.
Deux causes et une crise instrumentalisée
On peut expliquer le phénomène de poussée politique de cette droite [1], sans arriver toutefois à l’élucider entièrement, par deux éléments de contexte sociopolitique européen. On pensera d’abord au décalage, qui ressemble de plus en plus à un gouffre, entre Union européenne économique et Union européenne sociale. En effet, si la croissance économique a pu longtemps cacher les défaillances sociales de l’Europe, le contexte qu’on connaît depuis 2008 ne le permet plus.
Car si l’économie a avantageusement été mise en commun en Union européenne – libre échange total, uniformisation des normes, sécurité partagée, monnaie commune – son filet social a quant à lui été laissé sous la prérogative des États-nations malgré des déclarations d’intentions répétées. Dans le champ social, l’UE se limite essentiellement à la libre circulation des travailleurs·euses, au droit du travail et à l’égalité entre les sexes.
Le deuxième élément est lié à la perception qu’ont les électeurs·trices du politique et de la démocratie européenne. Si ceux-ci et celles-ci avaient au moins le sentiment de porter au pouvoir des représentants à l’éthique irréprochable préoccupés par l’amélioration du sort du plus grand nombre, on aurait pu, et c’est ce que certains se contentent de faire, blâmer le contexte mondial. Malheureusement, en Europe comme en Amérique, les scandales faisant apparaître la moralité pour le moins élastique des décideurs et décideuses ne se comptent plus, qu’on pense au scandale Bygmalion en France, aux multiples frasques Berlusconi en Italie ou à l’affaire des notes de frais des députés britanniques en 2009.
La question migratoire, sans aucun doute instrumentalisée par la droite, vient se greffer à la situation économique et politique que nous venons de décrire. Aussi spectaculaire qu’elle soit, la dite crise migratoire doit être comparée à des périodes (par exemple la guerre du Vietnam) et des lieux (l’Espagne, le Liban) qui ont été ou sont actuellement le cadre d’une situation migratoire exceptionnelle sans pour autant connaître de montée de la droite. La question migratoire ne saurait alors constituer en elle-même une cause de radicalisation en Europe. Ce qui est certain cependant, c’est que partout les partis de droite identitaire ont su s’approprier la question. De très bons exemples à cet égard sont visibles dans le consensus populaire hongrois autour de la crise, dans les discours de la droite danoise ou les foules nombreuses lors des manifestations de Pegida en Allemagne.
L’extrême droite presque partout, mais pas partout pareille
La large diffusion du phénomène ne doit pas nous empêcher de garder à l’esprit que si l’analyse extérieure tend à faire ressortir les similitudes, les points de divergences peuvent être importants. Ainsi, nous ne sommes pas en présence d’une extrême droite en Europe, mais bien de plusieurs droites ayant des stratégies et objectifs multiples, voire conflictuels.
Plusieurs analystes établissent ainsi une distinction entre les formations politiques de droite qui acceptent les règles de la démocratie représentative et qu’on nommera droite radicale (comme le FN), et celles qui marquent une préférence pour la démocratie directe, davantage à l’extrême droite du spectre (comme la Ligue du Nord en Italie et Aube Dorée en Grèce). Cette démocratie directe prend forme notamment dans les initiatives populaires, la révocabilité des mandats des élu·e·s et une dénonciation des institutions de la mondialisation économique qu’on retrouve aussi du côté de la gauche, mais qui, ici, n’est sensée concerner qu’un groupe national ou ethnique privilégié. Les deux tendances ont laissé voir à plusieurs reprises leur dissension.
Marine Le Pen n’a pas voulu s’associer à Aube Dorée ou à Jobbik (Hongrie) pour former son groupe européen ; et de son côté, Nigel Farage, chef de l’UKIP britannique, a pris soin de garder ses distances face au FN. C’est d’ailleurs seulement lorsque Janice Atkinson fut exclue de son parti pour ses prises de position explicitement racistes et devint membre indépendante au Parlement européen que Le Pen a pu la recruter et ainsi parvenir à rassembler des représentants de sept pays, le minimum pour constituer un groupe au Parlement européen.
Les partis de droite qui adhèrent aux règles traditionnelles de la démocratie représentative ont par ailleurs tous entrepris de rendre leur discours moins explicitement radical afin de gagner les faveurs de l’électorat. Cela explique l’essentiel du schisme entre Le Pen père et fille, de même que le coup de maître politique que fut le recrutement par le FN du transfuge de l’UMP Karim Herzallah, élu à Marseille (ce dernier expliqua aux médias qu’il en avait « ras-le-bol d’être l’arabe de service » à l’UMP [2] !). Cela explique également l’extrême précaution discursive du groupe Europe de la liberté et de la démocratie à se distinguer du discours antisémite du FN. Dans l’immédiat, la droite conservatrice traditionnelle peut en outre se poser comme modérée, seule capable de freiner l’extrême droite. C’est ce que tentent Les Républicains en France et c’est ce qu’ont réussi les droites conservatrices en Suisse et en Pologne cet automne.
Cette variété au sein de la droite est bien le signe que la crise économique n’est pas un facteur explicatif suffisant. N’oublions pas, par exemple, que le scrutin uninominal à un tour qui a cours au Canada rend plus difficile la représentation des petits partis, alors que le système électoral de nombre de pays européens permet des éléments de proportionnelle rendant mécaniquement possible un plus large éventail de représentations idéologiques.
On peut se demander si la tension entre forces centralisatrices et décentralisatrices au sein de l’UE n’a pas joué un rôle plus important que la stricte crise économique. Les forces centralisatrices économiques européennes comme la politique agricole commune (PAC) par exemple, ont bien ouvert des marchés et harmonisé des normes. Mais elles n’ont pas été équilibrées par des mécanismes locaux de mitigation des inégalités qui auraient permis d’atténuer ses effets, par exemple sur la petite paysannerie. Le même type de mécanisme d’ouverture économique a fragilisé les travailleurs industriels de l’ouest européen. On a vu entre autre en Grèce que l’imposition généralisée par l’UE de politiques d’austérité n’a pas permis d’apporter des solutions qui respectent les aspirations locales. Ce phénomène a constitué un terreau fertile à l’éclosion de forces politiques de contestation d’ailleurs pas toutes ancrées à droite. Que l’on pense aux Partis Pirates en Allemagne, Suède, Finlande, Autriche, Islande ; à Podemos en Espagne ; à Syriza en Grèce.
Comprendre cette tension et les promesses non tenues d’un développement socialement durable permet de faire ressortir les similitudes réelles entre mouvements de droite et mouvements de gauche en Europe. Cela permet entre autres d’expliquer des alliances politiques comme celle qui a cours entre Syriza de gauche radicale et l’ANEL. Le parti au pouvoir en Grèce a en effet formé une coalition avec le parti populiste de droite afin de s’assurer une majorité dès janvier 2015 jusqu’aux élections de septembre, puis à nouveau après les dernières législatives. De telles alliances ne dénotent ni une ouverture de la droite ni un repli sur soi de la gauche, mais soulignent plutôt l’importance du désenchantement politique et l’absence d’adéquation entre le projet économique européen et les aspirations sociales des électrices et électeurs.
[1] Par « droite », nous ne référons pas dans cet article aux partis de droite conservatrice traditionnelle comme l’UMP, le Parti populaire espagnol ou le Parti conservateur britannique, mais bien aux formations politiques se positionnant davantage à l’extrême de ce spectre idéologique.
[2] L’Union pour un mouvement populaire (droite) est le parti de Nicolas Sarkozy. Depuis mai 2015, le parti se nomme Les Républicains.