Islande
Banques, casseroles et pirates
Dossier : Europe - Peuples en mouvement
Après une vigoureuse poussée démocratique dans la foulée de la violente crise financière de 2008, où en est l’Islande aujourd’hui ? Le peuple islandais n’a pas obtenu tous les résultats escomptés, mais sa lutte se poursuit, portée principalement par le dynamisme de ses activistes de l’information.
Plusieurs ont eu vent de la tumultueuse histoire contemporaine de ce pays d’à peine 300 000 habitant·e·s : lorsque survient la crise étatsunienne des subprimes, une bulle spéculative éclate en Islande. Les dettes des trois plus grandes banques, privatisées quelques années plus tôt, sont si grandes que la Banque centrale procède à leur nationalisation, par pragmatisme des conservateurs au pouvoir beaucoup plus que par impulsion socialiste. À partir d’octobre 2008, des citoyennes et citoyens exaspérés par les scandales et la récession se réunissent devant le parlement tous les samedis, casseroles en main, pour exiger la démission du gouvernement. Le premier ministre tire sa révérence en janvier 2009, mais les manifestations se poursuivent, tournant parfois à l’émeute.
Des élections se tiennent finalement au printemps 2009 et les socio-démocrates prennent le pouvoir. Un petit parti directement issu de la « révolution des casseroles », le Mouvement des citoyens, remporte 7 % des voix et obtient 4 sièges, sur la base d’un programme centré sur des réformes démocratiques. Parmi les personnalités les plus importantes de ce parti, on retrouve Birgitta Jónsdóttir, figure singulière aux multiples identités : poète, geek, militante pour WikiLeaks, politicienne [1].
Un mouvement ambitieux
Le soulèvement de 2008-2009, rare dans l’histoire du pays, a favorisé une politisation croissante de la population. De nombreux think tanks citoyens se forment dans son sillon, dans lesquels le public tente de se réapproprier les lois et leur système économique. Leur but est de mieux comprendre ce qui a mené à une telle débâcle et de monter des poursuites contre les banquiers et les politiciens complices. Dans les années qui suivent, plusieurs dirigeants de banques seront condamnés à quelques mois ou quelques années de prison.
L’accès à l’information et la liberté de presse constituent des batailles centrales de ce mouvement alors à l’offensive. Il est à noter que l’un des premiers faits d’armes de WikiLeaks, en 2009, s’est accompli en Islande : des informations incriminant la banque islandaise Kauphting ne pouvant être divulguées par la télévision nationale en raison d’une injonction judiciaire, le bulletin de nouvelles publie simplement le lien vers le dossier sur WikiLeaks. En 2010, Jónsdóttir et les activistes de l’information font adopter à l’unanimité au parlement la fondation de l’Initiative islandaise de modernisation des médias. Celle-ci a pour objectif de revoir les lois du pays de manière à faire de l’Islande « la Suisse de l’information » : lois d’accès à l’information agressives, protections maximales pour les lanceurs et lanceuses d’alerte, les sources, les hébergeurs de sites web. L’antithèse du paradis fiscal, en quelque sorte, qui repose fondamentalement sur le secret.
Tant au gouvernement que dans la société civile, l’idée de réécrire la constitution du pays fait son chemin, si bien qu’en 2009 et en 2010, gouvernement et groupes citoyens organiseront deux forums qui jetteront les bases de l’Assemblée constituante. Ainsi, 1 200 des 1 500 participantes et participants ont été choisis au hasard, en s’assurant d’une juste représentation d’âge, de genre et de région de résidence. Séparés en ateliers, les délégués identifient d’abord les valeurs cardinales de la future constitution. Suite à cela, 30 personnes sont élues avec pour seul mandat de rédiger une constitution correspondant à ces valeurs. On tente d’ouvrir le processus de rédaction de manière à stimuler la collaboration du plus grand nombre : disponible en ligne, l’ébauche de la constitution est soumise aux idées et commentaires du public et sera modifiée chaque semaine pendant quelques mois.
Le ressac
En octobre 2012, un référendum sur les principes de base de la nouvelle constitution est tenu. Ceux-ci sont approuvés à près de 70 %, mais le projet de constitution n’a jamais été porté à terme, la population n’ayant pas été en mesure d’amener les parlementaires à en prendre la responsabilité. Pire encore, les socio-démocrates n’ont rien trouvé de mieux à amener à la population islandaise que la re-privatisation des banques et l’application de mesures d’austérité, ce qui a fait chuter leur popularité, ramenant les conservateurs au pouvoir, au sein d’une coalition de centre droit, au printemps 2013. Depuis ce temps, les Islandais·es goûtent à la même médecine qu’avant la crise financière : privatisations de services publics, cession du précieux territoire à des industries énergétiques, etc. Tout cela, alors que les banques font à nouveau des affaires d’or.
Retour à la case départ, donc ? Pas tout à fait. Les luttes inabouties ont suscité de l’amertume, mais se sont inscrites dans les mémoires, en attente d’une nouvelle offensive qui pourrait survenir dans un avenir proche.
Les pirates préparent l’abordage
En 2012, lorsque la formation politique Mouvement des citoyens se désagrège, Birgitta Jónsdóttir fonde, avec Smári McCarthy et d’autres cyberactivistes, le Parti pirate d’Islande. Le parti obtient 5 % des voix en 2013, mais est aujourd’hui la principale force d’opposition aux conservateurs, si bien qu’actuellement, les pirates sont en première place des sondages électoraux.
La popularité du Parti pirate constitue la suite logique de ces batailles, toutes articulées autour des principes de la libre circulation de l’information et de la participation du public. C’est sur la base de ces principes et de ces luttes qu’il apparaît possible aux militant·e·s islandais·es de construire une critique du capitalisme contemporain et de radicaliser la démocratie. Si l’Islande n’a pas une forte tradition militante, son sursaut démocratique n’en est que plus créatif et original, et n’a probablement pas fini de nous étonner.
[1] Voir Philippe de Grosbois, « Les partis pirates – Des geeks au parlement », À bâbord !, no 53, février-mars 2014.