Dossier : Europe - Peuples en mouvement
L’Europe et nous
Pour le meilleur et pour le pire
Il est bien connu que les Québécois·es sont un peu Européen·ne·s par l’origine et la culture, et Américain·e·s par leur appartenance géographique. De ces deux identités, la seconde semble souvent l’emporter. Ce qui se déroule sur le continent européen paraît souvent lointain et peu relié à notre réalité. Dans notre désir de nous créer de nouvelles attaches, nos regards se tournent plutôt vers les pays émergents, en Asie, en Afrique ou en Amérique du Sud, plutôt que vers la vieille Europe.
Pourtant, les déchirements de l’Europe actuelle, loin d’être relégués à de l’histoire ancienne, annoncent ce qui nous attend non seulement en Amérique du Nord, mais aussi ailleurs dans le monde. L’Union européenne (UE) semble être prisonnière de ses institutions, engoncées dans une vision à la fois rigide et ultralibérale de l’économie. Dans un même temps cependant, de fortes résistances et une grande volonté de transiter vers des modes de développement moins nocifs pour l’environnement restent pour plusieurs une source d’inspiration.
La lutte contre le libre-échange y est particulièrement vive. Les différents accords négociés par l’UE sont analysés, débattus et très souvent dénoncés. Le mécanisme de règlement des différends, qui permet aux entreprises de poursuivre les États par le biais de tribunaux d’arbitrage privés, reste au cœur des débats. Le seul cas de la compagnie Vattenfall, qui poursuit l’Allemagne parce qu’elle a renoncé à l’exploitation de l’énergie nucléaire, en a convaincu plusieurs des dangers d’un pareil mécanisme. Les Européen·ne·s dénoncent également, dans ces accords, le manque de transparence des négociations, un démantèlement des services publics (déjà considérablement amorcé) et un affaiblissement des normes sanitaires et phytosanitaires, notamment dans l’alimentation.
La résistance a culminé dernièrement avec une pétition de plus de 3 millions de signatures demandant l’arrêt des négociations des traités commerciaux par la Commission européenne, plus spécifiquement ceux avec le Canada et les États-Unis. Le 10 octobre, 250 000 personnes ont manifesté à Berlin contre ces accords. Ces puissantes démonstrations contrastent fortement avec l’inertie et l’indifférence de la population du Québec et du Canada devant des accords qui nous menacent tout autant, et que les médias ont trop souvent ramenés à la seule question de la gestion de l’offre.
L’avenir vert
Le lien entre le libre-échange et la protection de l’environnement, si mal compris ici, est un enjeu souvent rappelé par les militantes et militants européens. Tant le Canada que l’Europe ont subi les conséquences d’ententes qui ont empêché la mise en place de mesures importantes pour protéger l’environnement. L’Ontario, par exemple, a subi une poursuite de l’Union européenne à l’OMC parce que sa politique d’achat d’énergie verte à des taux supérieurs au marché incluait aussi des exigences de contenu local pour l’équipement et la main-d’œuvre. En revanche, le Canada, par un lobbying très intensif, a fait tomber une directive de l’UE sur la qualité du carburant, qui rendait quasiment inexportable sur le continent le pétrole des sables bitumineux.
Dans ces deux cas, les pertes pour l’environnement sont considérables. De nombreux Européen·ne·s ont tiré la leçon qui s’impose, alors qu’au Québec, on semble difficilement comprendre que la transition énergétique ne pourra pas s’accomplir si on continue à donner à de grandes entreprises le pouvoir d’influencer comme elles le veulent les réglementations qui les concernent.
L’Europe est sûrement le continent le mieux placé pour entreprendre une véritable transition écologique. La multiplication des éoliennes et le recours toujours plus grand à l’énergie solaire dans plusieurs pays montrent que le virage est bel et bien entrepris.
Les maux de la démocratie
Les changements majeurs souhaités ne pourront s’effectuer sans une réforme majeure de la démocratie. À cet égard, l’Europe se signale à la fois par son audace, sa volonté d’expérimenter les variations les plus complexes de ce système, tout en se donnant paradoxalement la possibilité de le réduire à presque rien. En comparaison, notre mode de scrutin uninominal à un tour paraît d’un monolithisme d’une autre époque et d’un manque de souplesse sidérant. Cette raideur a d’ailleurs miné toute tentative de transformation, comme si la faible représentativité des diverses orientations politiques bloquait au départ la volonté de changement.
Les systèmes de représentation proportionnelle européens permettent l’existence d’un véritable kaléidoscope politique et donnent la possibilité aux mouvements les plus divers, jusqu’aux plus radicaux, de trouver des porte-parole. Mais les élu·e·s se trouvent cadenassés à un niveau supérieur par les traités européens et les technocrates qui les appliquent, comme on a pu le constater avec l’assujettissement brutal de Syriza en Grèce. Entre les consensus mous qui sont l’âme de notre système politique et la diversité sous un strict contrôle du modèle européen, on a l’impression de se retrouver malgré tout sur les mêmes cases, entre autres, à subir une austérité budgétaire décidée envers et contre les peuples.
Malgré ses failles, et même si l’axe économique se déplace de plus en plus vers l’Asie, en dépit de l’incessante domination étatsunienne, l’Europe reste un lieu de débats et d’expérimentations encore trop important pour que l’on cesse d’y braquer régulièrement le regard.