Culture
Tout ce que tu possèdes, un film de Bernard Émond
Une mise en scène de haut vol
Au cours des années 1990, Bernard Émond s’est illustré dans le domaine du documentaire québécois en réalisant quelques moyens métrages engagés portant sur des laissés-pour-compte de notre univers modernisé. Parmi les œuvres les plus appréciables du cinéaste qui s’inscrivent dans cette tendance, citons simplement : Ceux qui ont le pas léger meurent sans laisser de traces (1992) et L’épreuve du feu (1997). Après la réussite de Le temps et le lieu (2000), un documentaire traitant de la vie des agriculteurs du Québec, Bernard Émond cherche à approfondir sa réflexion artistique et humaine en réalisant un long métrage de fiction intitulé La femme qui boit (2001).
Le succès d’estime que remporte ce drame psychologique d’envergure convainc le cinéaste de se consacrer essentiellement à la création d’œuvres de fiction de longue haleine. De sorte qu’il met en scène, depuis deux lustres, des films d’auteur dont il assure à lui seul l’écriture scénaristique, de même que la pleine supervision de l’élaboration technique. Grâce à des réalisations évocatrices comme 20h17 rue Darling (2003), La neuvaine (2005), Contre toute espérance (2007) et La donation ( [1] (2009), Émond a su conquérir un public nettement plus large que celui auquel s’adressait ses documentaires antérieurs. Cependant, il n’a rien abandonné de ses exigences caractéristiques, bien au contraire. De fait, ce souci de rigueur explique que les films de fiction de Bernard Émond comprennent une part d’humanisme fort concrète et qu’ils traitent de questions philosophiques fondamentales telles la fragilité de la vie, l’importance de la dignité humaine et la perte des valeurs morales au sein du monde contemporain. Cherchant de nouveau à croquer des personnages « ancrés dans la réalité », il signe cette fois Tout ce que tu possèdes (2012), un drame psychique lui permettant de s’interroger au sujet des virtualités qui sont propres à la nature humaine.
Un résumé du long métrage
Pierre Leduc, un chargé de cours dans la trentaine avancée, décide de quitter son poste afin de s’adonner à la traduction des écrits d’un poète polonais méconnu, Edward Stachura. Subséquemment, il apprend que son père, un homme d’affaires multimillionnaire et sans scrupules, est atteint d’un cancer incurable et qu’il va bientôt mourir. Dès lors, le vieil homme annonce à son fils unique qu’il souhaiterait lui léguer sa succession. Toutefois, Pierre lui laisse clairement entendre qu’il n’est pas intéressé par la chose. D’ailleurs, fidèle à l’idéal de son idole Stachura, il vit, avec modestie, dans un petit appartement à Québec. Pourtant, un évènement inattendu va bouleverser la vie de Pierre : il noue connaissance avec Adèle, sa fille naturelle, une adolescente de treize ans dont il avait jusque-là nié l’existence. De manière progressive, il développe une relation affective très étroite avec elle. Cependant, ses erreurs du passé porteront-elles préjudice à cette union réconfortante ?
Au-delà du mélodrame
Dans ses grandes lignes, Tout ce que tu possèdes de Bernard Émond constitue un mélodrame ou un drame populaire parce qu’il comporte plusieurs composantes narratives qui s’adressent principalement aux émotions du public. De plus, la narration du cinéaste n’est pas exempte de certaines invraisemblances ou de certains poncifs affaiblissant quelque peu la portée de l’intrigue. N’empêche que Bernard Émond parvient à rendre son récit éminemment probant grâce à l’épaisseur psychologique de ses personnages et au sens réel et symbolique de leur cheminement. C’est ce qui permet au réalisateur d’établir un second degré narratif, par le biais duquel il suscite un questionnement, chez le spectateur, au sujet des grandes valeurs de l’humanité. En conséquence, on peut logiquement affirmer que son film se hausse au niveau du conte philosophique, lequel propose une réflexion pondérée sur le statut de l’homme face à la réalité qui l’entoure. Sur le plan identitaire, la prédilection que Pierre Leduc voue à l’œuvre de l’écrivain Stachura témoigne d’une capacité d’analyse remarquable, touchant aux valeurs corporatistes, individualistes et matérialistes du monde dans lequel il vit. Il en résulte qu’un observateur minimalement critique par rapport à la société dans laquelle il se meut peut aisément comprendre le refus de Pierre d’adhérer à un système politique dont il condamne les principales orientations. De manière indéniable, l’intellectualisme de l’ancien chargé de cours se révèle nettement préférable au matérialisme, à l’affairisme déplorable dont s’est nourri son père pendant toute sa vie active. Toutefois, Pierre demeure dépourvu d’une saine ouverture, de générosité envers les autres, préférant entretenir un sentiment de culpabilité démesuré concernant le malheur qui accable les êtres humains du monde entier, plutôt que de chercher à aider son prochain.
Un style épuré
Pourtant, le personnage principal évoluera grandement au cours de la narration. La rencontre inopinée de Pierre et Adèle constituera le tournant de la vie du protagoniste, parce qu’il découvrira en elle un prolongement de son propre être. Évidemment, cette reconnaissance mutuelle aurait pu se révéler larmoyante ou mièvre, mais, fort heureusement, tel n’est pas le cas. Cela s’explique principalement par le fait que Bernard Émond a recours à une mise en scène épurée et subtile afin de saisir les émotions, les pensées profondes qui caractérisent les différentes figures de l’œuvre. Refusant de verser dans les enjolivures narratives gratuites, il dépeint ses personnages à « hauteur d’homme », de manière à identifier leurs comportements les plus révélateurs. Parmi les séquences du film qui ont retenu notre attention, à cet égard, citons celle où Pierre Leduc essaie d’affermir les liens qu’il entretient avec sa fille en lui faisant visiter la maison de campagne ayant appartenu à son grand-père, à Saint-Pacôme. Dans ce cas, le cinéaste adopte un style minimaliste, voire pudique, qui sert éloquemment son propos. Réunissant les deux protagonistes dans un cadre évocateur, Émond se garde d’utiliser un dialogue trop abondant afin de dévoiler la nature de leurs états d’âme. Cependant, grâce à des mots opportuns, à des prises de vue signifiantes et au jeu intériorisé des deux principaux interprètes, Patrick Drolet et Willia Fernand-Tanguay, Bernard Émond réussit à faire comprendre au spectateur attentif que Pierre et Adèle partagent, durant un moment, un indicible sentiment de solidarité humaine.
Une habile déconstruction narrative
Évitant de s’appuyer sur la structure d’un récit linéaire, le réalisateur déconstruit l’espace et le temps de la narration, de manière à établir une représentation du monde nettement plus complexe que celles que nous proposent les drames familiaux conventionnels. À cet égard, le type de fragmentation narrative auquel procède Bernard Émond rappelle la démarche audacieuse adoptée par deux cinéastes réputés, André Delvaux (Un soir, un train, 1968) et Bernardo Bertolucci (Le conformiste, 1970), dans certains de leurs meilleurs films. Cependant, il faut admettre qu’Émond accorde plus de poids à la continuité du présent que ses deux devanciers. En outre, il nous permet de découvrir, par le biais du procédé du retour en arrière, comment les expériences fort éprouvantes que Pierre a vécues durant son enfance ont joué un rôle déterminant dans le développement de sa personnalité d’adulte. Parmi les passages les plus éclairants du film, le spectateur sera sensible à celui qui représente une violente dispute entre le père de Pierre, un puissant entrepreneur en construction, et un simple résidant qui lui reproche crûment d’avoir commis un acte de négligence criminelle ayant causé la mort de sa femme. En nous montrant, par le biais d’un gros plan, le visage de Pierre, enfant, qui assiste, impuissant, à cette scène, le réalisateur nous suggère adroitement que celui-là a ressenti un vif sentiment de culpabilité face à ce qu’il considérait comme un geste particulièrement immoral de la part de son père. Dès lors, il n’apparaît pas étonnant de constater qu’une fois devenu adulte, Pierre Leduc a adopté un système de valeurs morales totalement opposé à celui de l’auteur de ses jours…
Un bel équilibre esthétique
Certains observateurs ont reproché à Bernard Émond d’avoir eu abusivement recours, dans Tout ce que tu possèdes, à la narration en voix hors-champ. Pourtant, la plupart des propos tenus à travers ce procédé narratif éprouvé constituent non pas des soliloques du héros du film, mais des extraits de l’œuvre poétique de Edward Stachura. Or, ces fragments de l’œuvre de Stachura insufflent une dimension universelle au désarroi de Pierre. De sorte que le protagoniste conserve, de façon opportune, une indéniable zone d’ombre par rapport au spectateur. Il en va de même pour les autres figures du long métrage, que l’on ne saurait réduire à de simples stéréotypes.
En intitulant son film Tout ce que tu possèdes, Bernard Émond a rendu un hommage bien senti à un magnifique poème éponyme du sous-estimé Edward Stachura. Cet hymne à la vie traduit brillamment l’idéal du film de Bernard Émond, pour qui la quête de bonheur chez l’être humain passe nécessairement par une forme de détachement envers les biens matériels que le monde nous offre, ainsi que par la révélation du pouvoir transcendant de l’amour. Dans cette perspective, il est opportun de souligner que le drame d’Émond met en relief l’existence, dans l’univers, des trois ordres pascaliens [2] : celui des corps, celui de l’esprit, ou de la raison, et celui du cœur, ou de la charité. Les personnages du père de Pierre et de la mère d’Adèle valorisent la catégorie des corps, qui est considérée comme la plus basse dans la hiérarchie du philosophe Blaise Pascal. Durant la première partie de la narration, Pierre se situe exclusivement dans l’ensemble de la raison, qui est supérieur à celui des corps, mais inférieur à celui du cœur. Puis, grâce à la relation enrichissante qu’il a eue avec sa fille Adèle, il réussit à évoluer et à accéder à l’ordre de la charité. En conséquence, on peut soutenir que, sans se renier, le protagoniste de l’œuvre parvient à devenir une meilleure personne qu’il ne l’était auparavant… Finalement, grâce à une mise en scène aussi vérace que maîtrisée, Bernard Émond a su brosser, à travers la figure de Pierre Leduc, un des plus beaux portraits individuels du cinéma québécois des vingt dernières années.
[1] Précisons que La neuvaine, Contre toute espérance et La donation constituent les différents volets d’une trilogie portant sur les vertus théologales. Néanmoins, on aurait tort de réduire à une dimension strictement religieuse la signification de ce triptyque.
[2] Blaise Pascal définit clairement les trois ordres auxquels nous nous référons dans son célèbre essai Pensées.