Dossier : Démocratiser l’économie
La valeur du temps humain
Réflexion sur la crise du travail
Les gens travaillent aujourd’hui plus que jamais. Au Canada, en 1991, un travailleur sur dix trimait plus de cinquante heures par semaine. En 2001, leur nombre avait augmenté à un sur quatre. Pourtant, dans notre société, la production de la valeur et de richesse dépend de moins en moins du travail humain. Étonnant paradoxe des sociétés capitalistes avancées : le travail est devenu superflu, mais on ne s’y est jamais accroché avec autant de force.
Comme le souligne le Manifeste contre le travail du groupe Krisis, la création d’emploi semble aujourd’hui excuser certains excès, comme en fait foi la manifestation pour sauver les emplois de Gentilly-2 alors que la décision de fermer cette centrale relevait d’un choix de société contre l’énergie nucléaire. Tout pour maintenir les gens enchaînés au travail ! Mais pendant ce temps, les taux de chômage historiquement élevés, particulièrement chez les jeunes, que l’on voit par exemple en Europe, révèlent une profonde crise du travail et du capitalisme. Le travail ne fait donc pas partie de la solution, mais du problème.
Le temps, c’est de l’argent
En effet, le capital ne vise pas à donner à tous et toutes les moyens de satisfaire leurs besoins concrets. Au contraire, comme l’avait bien vu Marx dès les Manuscrits de 1844, il utilise l’humain, son activité, le produit de son travail, les relations sociales, le rapport à la nature, bref la vie humaine elle-même, comme un moyen mis au service de l’autovalorisation de la valeur. En aliénant l’humain, le capital transforme l’activité vitale en instrument de la production de valeur abstraite, il convertit le temps de la vie, de mon expérience du monde, en support de la valorisation de l’argent.
Plus le travailleur cherche à gagner de l’argent, et plus il perd de son temps libre ; plus il sacrifie le temps de sa vie pour produire toujours plus de capital, et plus le monde dans lequel il vit lui devient étranger. Mais le problème ne s’arrête pas là : plus la concurrence s’accélère et plus la production de valeur dépend de la mécanisation, voire de la simulation boursière pure et simple. Le capitalisme se trouve alors dans une contradiction profonde : d’une part, il n’a trouvé d’autre moyen d’intégrer les humains à la société que de les enrôler dans l’armée du travail ; d’autre part, le travail devient superflu dans l’opération de valorisation boursière.
Sortir du travail
Dès lors, comme l’avait bien vu André Gorz, il ne peut se passer que deux choses. Ou l’on fait en sorte que le droit à la survie des individus ne soit plus lié à l’occupation d’un emploi (à travers un revenu de citoyenneté, par exemple), « le temps de travail [cessant alors] d’être le temps social dominant ». Ou l’on accepte une polarisation croissante de la société entre, d’un côté, les coordonnateurs du capitalisme et l’aristocratie du travail (qui ont encore accès à l’emploi stable) et, de l’autre, des masses d’excluEs à qui on n’arrive plus à garantir la subsistance. Ceci non pas parce que manqueraient les ressources ou les technologies pour produire ce qui est nécessaire à leurs besoins, mais bien parce que l’activité humaine et l’appareil technique sont mobilisés vers cette autre fin qu’est l’accumulation de valeur abstraite, c’est-à-dire une illusion-argent qui ne sert en rien la vie concrète.
Sortir de ce « monde à l’envers » qui met le temps de la vie au service de la fiction de la valeur capitaliste nous interpelle plus profondément sur ce à quoi nous accordons collectivement de la « valeur ». Notre société prend les fins que sont l’activité, le temps, la vie, le rapport à soi, à l’autre, à la nature, à la culture, à la société, à l’humanité et en fait les moyens d’un sacrifice au totem-argent. Réclamer du travail pour tous et toutes, comme le fait une certaine « gauche » syndicalo-fordiste, ne change pas le problème de fond, qui devient celui de libérer les humains, leur activité et leur temps afin qu’ils puissent faire l’expérience de rapports sensés avec l’autre et avec le monde.
Non plus sacrifier le temps à la croissance, mais pratiquer une décroissance libérant le temps de la domination sociale de l’idole Travail. Faire éclater les cadres de la raison instrumentale ou économiciste moderne, qui n’en a plus que pour le calcul désincarné, et qui laisse derrière elle tout rapport expressif au monde. Où l’on voit que sortir du capitalisme n’est pas seulement une question d’organisation plus « socialement juste » de l’économie, mais une revalorisation de la dimension éthique ou esthétique du lien social, enracinée dans l’histoire, et qui seule peut redonner son contenu à une activité autrement vide. Après tout, la vie, le temps de l’humain n’ont d’autre valeur que l’attachement qu’on peut accepter ou refuser de leur porter.