La grande peur

No 14 - avril / mai 2006

L’épouvantail démographique

La grande peur

par Claude Vaillancourt

Claude Vaillancourt

Il est de bon ton de constater, sur les grandes tribunes, le déclin démographique du Québec, avec une modulation alarmée dans l’expression. Ce « problème » est en général présenté comme étant particulier au Québec et affectant gravement notre économie : avec une population vieillissante, nous serons moins compétitifs, les frais de santé augmenteront en flèche, moins de contribuables travailleront, donc les revenus de l’impôt diminueront. Dans le manifeste des Lucides, Lucien Bouchard et compagnie, avec un bel élan démagogique, prétendent même qu’un Québec « plus âgé et moins dynamique aura de plus en plus de mal à attirer les immigrants  » !

Le problème n’est pourtant pas strictement québécois. Il affecte la quasi totalité des pays occidentaux. Selon l’ONU, les personnes de plus de 60 ans constituaient 8 % de la population en 1960, 10 % en 2000 ; en 2050, elles composeront 21 % de l’humanité et 80 % d’entre elles vivront dans les pays développés. Leur nombre devrait augmenter de 629 millions en 2002 à 2 milliards au milieu du siècle. Nos vieillards québécois seront donc en bonne compagnie. Certains pays font face à une situation où le vieillissement de la population est déjà très marqué, par exemple le Japon, champion de la longévité – de quatre ans plus élevée que celle des Européens et des États-uniens – et ayant l’un des taux de natalité les plus bas au monde.

À comparer attentivement les statistiques, nous nous rendons compte que la situation au Québec n’est pas aussi dramatique qu’on le dit. Dans un document intitulé Consultations prébudgétaires [1], notre gouvernement prétend que « la population du Québec vieillit plus vite que celles de ses principaux concurrents » et que «  le taux de natalité reste l’un des plus bas au monde ».

Pourtant, face à ses « concurrents » justement, le Québec ne se situe pas trop mal : selon l’Institut de la statistique du Québec, l’indice de fécondité des Québécoises (1,49 enfant en 2003) reste supérieur, entre autres, à celui des Japonaises (1,29), des Italiennes (1,29), des Russes (1,32), des Allemandes (1,30) et des Suisses (1,39). Il est équivalent à celui des Ontariennes et légèrement inférieur à celui de l’ensemble des Canadiennes (1,53). Seules les États-uniennes continuent à avoir beaucoup d’enfants (2,1), ce qui constitue une exception notoire en Occident.

Un affaiblissement du marché intérieur ?

Cela dit, il ne faut certes pas nier le problème de la baisse de la natalité au Québec, mais plutôt l’examiner avec un regard neuf, cesser de le dramatiser et de le considérer comme spécifiquement québécois.

Le combat pour la suprématie démographique est de toute façon perdu pour l’Occident. Le 21e siècle sera celui de l’Asie : selon l’ONU, la population de l’Asie en 2050 sera de 5,222 milliards alors que celles de l’Europe et de l’Amérique du Nord totaliseront 1,08 milliard. La population européenne pourrait diminuer de 94 millions de personnes.

Dans le document Consultations prébudgétaires, notre gouvernement dévoile l’une des plus grandes inquiétudes reliées au déclin démographique : notre marché intérieur se trouvera affaibli. Normal, peut-on penser : moins de Québécoises = moins de consommateurs = croissance réduite = pays moins compétitif = appauvrissement généralisé. La croissance mondiale de l’économie a jusqu’à présent correspondu à l’inverse de cette logique et suivi une explosion démographique sans pareille depuis les débuts de l’humanité : la population est passée de 1 milliard en 1800 à 2 milliards en 1930 et à 6 milliards en 2000 – et ce, malgré de catastrophiques hécatombes en Chine, en URSS, pendant la Deuxième guerre mondiale et maintenant en Afrique.

Cette explosion démographique, liée à une économie basée sur la notion de croissance, a aussi amené sa part de problèmes : épuisement des ressources naturelles, déforestation, atteintes à la biodiversité, formation de centres urbains surpeuplés avec d’immenses bidonvilles. Et sa part d’inquiétudes : dans un monde surpeuplé, se demandait-on, parviendrons-nous à nourrir et à fournir de l’eau à toutes les populations ?

Aujourd’hui, les démographes osent enfin prévoir une baisse de la population mondiale, vers la fin du siècle. Et nous savons désormais que les famines ne sont pas liées à l’incapacité de la terre à fournir de la nourriture à toutes les populations, mais à un développement international basé sur l’injustice, l’exploitation et la croissance à tout prix.

Nous devons aussi admettre que la prospérité n’a rien à voir avec la dimension du marché intérieur. Ainsi, de petits pays comme la Norvège (4,5 millions d’habitants), le Danemark (5,3 M) ou la Suisse (7,3 M) – et sans aucun doute le Québec – continueront d’avoir une économie prospère en dépit de la petitesse de leur marché.

Certes, une population nombreuse permet de jouer du muscle et de s’affirmer parmi les puissances dominantes : les statistiques qui comptent – PIB, indices de consommation, quantité de produits exportés, etc. – se voient propulsées lorsque des centaines de millions de citoyennes d’un grand pays vivent, produisent, achètent et vendent. Les États-Unis, à la population nettement plus nombreuse que tout autre pays d’Occident, maintiennent leur puissance en s’appuyant sur une grande masse de citoyennes conditionnés à consommer. La Chine écrase le reste de la planète du poids de son milliard d’habitants. L’Inde et le Brésil se sont vus accorder le rôle de puissances dominantes à l’OMC, à cause de l’importance de leurs populations – et à la condition, bien sûr, de défendre avec un zèle indéfectible les beautés du libre-échange.

Que retirent les populations de ces pays dotés de formidables marchés intérieurs ? Des inégalités sociales marquées (États-Unis, Brésil, Inde, Russie), une exploitation sans pareille des travailleurs (Chine) et, partout, une misère croissante chez les plus pauvres. Par opposition, les petits pays du Nord aux marchés intérieurs minuscules répartissent mieux la richesse, offrent à leurs citoyennnes de hauts niveaux de vie et une plus grande sécurité sociale. Ne sombrons pas dans la démagogie à notre tour : ces avantages résultent de facteurs multiples et complexes, souvent très éloignés des questions démographiques. Mais on se doit malgré tout de constater que la qualité de vie des populations n’est donc en rien reliée au poids démographique.

Décliner sans drame et sans regrets

L’Allemagne est sûrement l’un des pays vivant le problème du déclin démographique de façon la plus marquée. Selon le professeur Herwig Birg, de l’Université de Bielefeld, la population de l’Allemagne passerait de 80 millions à 53 millions en 2080, et ce, malgré un solde migratoire positif de 170 000 personnes par année.

Pourtant, tous ne voient pas d’un mauvais œil cette évolution. Certains y trouvent même de nombreux avantages : environnement plus propre, villes moins congestionnées, meilleures perspectives d’emploi ; et les dépenses moindres pour l’auto et l’habitation n’affecteront pas l’économie puisqu’elles seront compensées par plus de dépenses dans le secteur de la santé. [2]

Il va de soi que ces propos résolument optimistes occultent des difficultés reliées aux bouleversements sociaux provoqués par une chute marquée de la population. Mais cette réflexion nous montre bien à quel point la baisse des populations n’est en rien une catastrophe à l’échelle de la planète. Notre planète ne respirerait-elle pas un peu mieux si les populations partout dans le monde cessaient de croître ? Certains problèmes, reliés par exemple à la pollution, au déboisement, à la gestion des déchets, ne se résoudraient-ils pas partiellement d’eux-mêmes ? L’humanité était-elle donc plus malheureuse lorsque que les êtres humains étaient moins nombreux ?

Si le phénomène de la dénatalité ne pose pas de problème en soi, celui du vieillissement de la population soulève davantage d’interrogations. Les discours des démagogues nous confrontent à l’image d’une armée de petits vieux malades dont l’État ne pourra plus assurer les retraites et dont il faudra pourtant s’occuper. Cette question nous force surtout à réfléchir une fois de plus sur la répartition de la richesse. Ce qui assurera les revenus des retraités ne dépend pas du nombre de travailleurs, mais bel et bien de la masse salariale, du nombre de citoyens actifs et d’une accumulation toujours constante de la richesse dans l’ensemble de nos sociétés. Tant que cette richesse existe, tant que les salaires demeurent relativement élevés, il n’y aurait en principe aucune raison de s’inquiéter. Malgré l’augmentation du nombre de retraités, rien ne laisse entendre que l’économie sera sérieusement perturbée et que les revenus globaux connaîtront une baisse marquée. Et au cours des prochaines années, la population active au Québec restera proportionnellement plus nombreuse que pendant les années 70, dans les beaux jours de l’État providence.

Les politiques prônées par ceux qui s’alarment du vieillissement de la population sont pourtant celles qui demeurent les plus nuisibles pour la majorité. Les échelles de salaires réduites, les encouragements à l’évasion fiscale, les baisses d’impôts successives, les retraites par capitalisation boursière favorisent la concentration du capital au sein d’une minorité de moins en moins portée à partager ses revenus et donc à assurer les retraites du plus grand nombre.

Revenons cependant à la situation particulière du Québec. Admettons donc qu’il soit nécessaire de résoudre le plus efficacement possible le problème du « déclin » démographique, admettons que nous ayons un grand pays à peupler, que cela soit bon pour notre économie et – allons-y ! – pour notre « compétitivité ». On peut alors s’étonner que les solutions proposées par nos poseurs d’épouvantails, ceux qui nous préviennent des dangers du déclin démographique, semblent les solutions du pire : paiement accéléré de la dette, augmentation des tarifs d’Hydro-Québec, des frais de scolarité et – refrain connu – baisses d’impôts.

Peut-être faudrait-il plutôt se concentrer sur l’essentiel. Avoir des enfants aujourd’hui équivaut à entreprendre une grande course à obstacles. Les parents doivent se battre pour obtenir une place en garderie, ils doivent le plus souvent occuper chacun un emploi à temps plus que plein et chercher plutôt mal que bien une aide qu’on parvient difficilement à leur donner. Lever un à un chacun de ces obstacles, faciliter la vie tourmentée des parents dans un monde qui les laisse seuls, voilà sûrement par où il faut commencer. Dans le langage des affaires, on parlerait de l’investissement qui assurerait la meilleure plus-value.


[2Lire à ce sujet « Une panne démographique qui vient de loin » par Michel Verrier, dans Le Monde diplomatique, septembre 2005

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