On se calme !

No 014 - avril / mai 2006

Privatisation de la SAQ

On se calme !

par Martin Poirier

Martin Poirier

À la suite des agissements questionnables des dirigeants de la SAQ, notamment en matière de fixation des prix, il ne se passe pas une journée sans que l’on propose, à cor et à cris, la privatisation de cette société d’État. Or, les partisans du privé omettent de préciser une chose fort importante : en quoi, exactement, le secteur privé ferait-il mieux en termes d’éthique et de pratiques commerciales ?

On se rappellera évidemment des scandales financiers ayant peuplé les manchettes ces dernières années. L’espace nous manque pour en faire une recension exhaustive, mais citons tout de même quelques noms de scandales célèbres : Parmalat (Italie), Enron (É.U.), Livedoor 1 (Japon), Worldcom (É.U.)... Nous ne sommes pas en reste au Canada et au Québec avec Nortel, Norbourg, Norshield, Conrad Black (Hollinger) et les nombreuses firmes de communication ayant gravité autour du programme des commandites.

Le scandale d’Enron est particulièrement éclairant. En 1996, la Californie déréglemente le marché de l’électricité à la suite du lobby d’Enron et des autres compagnies d’énergie. Du jour au lendemain, un vaste casino de l’énergie est créé et les entreprises privées (pas seulement Enron) en profitent pour, entre autres choses, vendre des mégawatts inexistants, former des cartels afin de fixer les prix, vendre de l’électricité à la Californie plus cher en prétendant qu’elle provient de l’extérieur de l’État, etc. Résultat : en moins de cinq ans, la Californie se retrouve empêtrée dans une crise énergétique sans précédent, Enron est mise en faillite et son vérificateur, la firme Arthur Andersen, est trouvé coupable d’obstruction à la justice après avoir fait disparaître des preuves compromettantes. À côté de cela, le mini-scandale de la SAQ apparaît des plus insignifiants.

Sur la question plus spécifique de la fixation des prix, les défenseurs du marché font valoir qu’une « saine concurrence » permettrait d’obtenir les prix les plus bas, chaque entreprise étant obligée d’offrir des prix égaux ou inférieurs au prix du marché sous peine de ne plus être concurrentielle et de se voir condamnée à disparaître. Cette vision idyllique du libre-marché se heurte cependant à deux réalités incontournables. En premier lieu, l’ouverture à la concurrence sur un marché donné amène une multiplication du nombre d’entreprises désireuses d’en profiter, ce qui crée une inefficience. En Alberta, à la suite de la privatisation de l’Alberta Liquor Control Board (l’équivalent de la SAQ), les prix des produits alcoolisés ont bondi de 10 % et cette augmentation s’est maintenue à long terme, malgré la baisse des salaires des employées et les baisses de taxes successives accordées par le gouvernement albertain aux nouveaux entrepreneurs. Cette inefficience du nouveau système privatisé est due à la multiplication du nombre de magasins ; l’augmentation des coûts d’opération des magasins a largement compensé les baisses de salaires et de taxes, d’où la hausse des prix observée.

Deuxièmement, un « marché libre » ne garantit pas les meilleurs prix parce que les entreprises n’ont pas avantage à se faire concurrence. Elles ont plutôt intérêt à se concerter pour fixer des prix et des quotas afin de réaliser des profits plus élevés. Voilà pourquoi il existe une Loi sur la concurrence au Canada, laquelle vise à prévenir les pratiques anticoncurrentielles. On peut consulter sur le site du Bureau de la concurrence (organisme chargé d’appliquer cette loi) la longue liste des entreprises internationales condamnées au fil des ans. On y retrouve quelques noms connus comme Mitsubishi, Rhône-Poulenc, Pfizer ou BASF. Notons qu’il ne s’agit que de la pointe de l’iceberg, les complots anticoncurrentiels étant en pratique très difficiles à prouver et à faire condamner par les tribunaux.

On retrouve aussi, à travers les communiqués de presse du Bureau de la concurrence, de l’information sur les complots nationaux, comme par exemple celui impliquant Cascades, Domtar et Unisources. Leurs agissements visant à fixer les prix de certains produits du papier en Ontario et au Québec leur ont valu des amendes records de 37,5 millions de dollars en janvier 2006. Pourtant, les médias en ont fait peu de cas, préférant se rabattre sur la SAQ. Le statut de société d’État, s’il ne garantit pas l’absence de faux pas de ses dirigeants, oblige au moins à une plus grande transparence et à une imputabilité qu’on ne retrouve pas dans le privé. Il aura fallu quelques articles de presse pour jeter la SAQ sous les feux de la rampe, faire rouler les têtes de deux vice-présidents et du président du conseil d’administration, intéresser le Vérificateur général, etc. En comparaison, le jugement contre Cascades, Domtar et Unisources exigeait que les vice-présidents responsables de la fixation des prix soient démis de leurs fonctions – plus de cinq ans après les faits reprochés.

Autre exemple intéressant de fixation des prix : en novembre 2005, La Brasserie Labatt plaidait coupable, devant la Cour du Québec à Montréal, de maintien des prix relativement à la vente de bière. Selon le Bureau de la concurrence, « Labatt, par l’entremise de certains de ses représentants des ventes, a soit par entente, menace, promesse ou quelque autre moyen semblable, tenté de faire monter ou d’empêcher qu’on ne réduise le prix auquel neuf dépanneurs/épiciers indépendants fournissaient ou offraient de fournir leurs bières économiques provenant autant des autres brasseries que de Labatt. » Encore une fois, ces faits ont été passés largement sous silence par les médias. Il faudrait qu’on nous explique en quoi le fait de fixer les prix pour la bière est moins scandaleux que de le faire pour les vins. À moins que tout le vacarme médiatique entourant la SAQ ne soit qu’une vaste opération de relations publiques ?

Pour de plus amples informations sur la privatisation de l’ALCB en Alberta

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