Controverse autour de la technologie de stérilisation des semences
Stériliser la vie pour mieux la contrôler
par Karine Peschard
Le 3 mars 1998, le Bureau des brevets et marques de commerce des États-Unis octroie un brevet intitulé « contrôle de l’expression des gènes végétaux ». Promptement rebaptisée « Terminator » (ou encore « semences-suicide ») par ses critiques, cette technologie modifie génétiquement les plantes de façon à rendre leurs semences stériles.
En d’autres mots, la plante croît normalement, mais ses semences ne germent pas si elles sont semées à leur tour. Cette technologie, dont le nom officiel est « Technologie de restriction de l’utilisation des ressources génétiques » (en anglais, GURT), a été développée conjointement par le département de l’Agriculture des États-Unis (USDA) et la compagnie semencière Delta and Pine Land (D&PL). Peu après cette annonce, Monsanto, à l’époque la seconde firme de semences au monde, fait savoir qu’elle a l’intention de se porter acquéreur de D&PL [1].
Les réactions ne se font pas attendre. Après dix-huit mois de controverse et de mobilisation internationale, la multinationale Monsanto déclare publiquement qu’elle renonce à commercialiser la technologie de stérilisation génétique des semences, mais annonce du même souffle qu’elle entend poursuivre la recherche. Depuis, une version plus sophistiquée de la technologie GURT a été développée, permettant d’activer et de désactiver l’expression de certains gènes d’une plante – contrôlant, par exemple, la fertilité, la couleur ou le mûrissement – à l’aide d’un inducteur chimique ou d’un autre agent tel que le traitement par le froid.
Entre-temps, un moratoire international de facto sur l’utilisation en champ et la commercialisation des semences stériles est introduit par la Convention des Nations unies sur la diversité biologique. Dans la foulée, deux pays – l’Inde et le Brésil – interdisent formellement cette technologie. À la surprise générale et au mépris d’une opposition internationale considérable, le Canada tente toutefois, en février 2005, de renverser le moratoire. Cette tentative échoue, mais le moratoire international est fragile et continue d’être en butte aux attaques. Au mois d’octobre dernier, on apprend par ailleurs que l’Union européenne et le Canada ont tous deux octroyé un brevet sur cette technologie, ouvrant ainsi la porte à sa commercialisation.
La Conférence des Parties à la Convention des Nations unies sur la diversité biologique – qui se tient à Curitiba (Brésil) du 21 au 31 mars 2006 - sera décisive pour l’avenir du moratoire. L’Australie, le Canada et la Nouvelle-Zélande ont en effet annoncé leur intention de faire pression pour la levée du moratoire [2]. À moins d’un mois de la conférence, la compagnie Monsanto est revenue sur ses engagements et a annoncé son intention de commercialiser les semences Terminator dans les récoltes qui ne sont pas destinées à l’alimentation humaine, tout en ajoutant qu’elle n’excluait pas d’autres applications.
Les hybrides, premier pas vers la privatisation des semences
Le nom officiel de cette technologie - « système de protection de la technologie » – en dit long sur son objectif premier. Cette technologie est en effet l’aboutissement logique d’un processus d’appropriation privée des semences qui remonte au début du siècle dernier.
Comme on le sait, la plante se reproduit en donnant naissance à une semence qui devient à son tour une plante. Ce processus, qui est au cœur de l’agriculture, s’est aussi révélé un obstacle majeur à la privatisation des semences. Alors que la chaîne agroalimentaire s’industrialisait progressivement en amont et en aval – c’est-à-dire à la fois au niveau des intrants (engrais chimiques, machinerie, etc.) et de la transformation et de la distribution des aliments – le cœur même du processus, c’est-à-dire la production agricole elle-même, demeurait largement intouché. Jusqu’à l’entrée en vigueur de l’Accord sur les ADPIC (voir ci-dessous), la vaste majorité des agriculteurs continuait d’avoir recours aux pratiques traditionnelles de sélection et de conservation des semences et à des systèmes informels d’échange et de distribution.
Le premier pas vers la privatisation des semences est franchi avec le développement des semences hybrides au début du 20e siècle. Les semences hybrides – issues de croisements contrôlés – offrent un meilleur [3], mais possèdent également une caractéristique qui leur confère un potentiel commercial : elles ne conservent pas leur vigueur au-delà de la première génération, générant ainsi un marché captif puisque les agriculteurs doivent racheter leurs semences année après année. Ces variétés de semences « améliorées » sont protégées pour la première fois par des droits de propriété intellectuelle et donnent naissance à l’industrie des semences. Cette percée n’est toutefois que partielle, car si le maïs se prête bien à l’hybridation, ce n’est pas le cas de toutes les variétés de plantes cultivées, dont plusieurs des principales cultures comme le riz et le blé.
Appropriation des semences, appropriation des savoirs
L’exploitation commerciale des semences s’est accompagnée de l’extension graduelle des droits de propriété intellectuelle (DPI). La protection intellectuelle des semences est en effet un phénomène récent : les premiers brevets d’obtention végétale sont introduits aux États-Unis peu après le développement du maïs hybride (le US Plant Patent Act de 1930). Puis, en 1978, l’Union pour la protection des obtentions végétales (UPOV) voit le jour. Celle-ci reconnaît à l’origine les pratiques traditionnelles de conservation, d’échange et, dans une certaine mesure, de vente de semences, mais quand la convention est amendée en 1991, ces droits deviennent de simples privilèges et exceptions à la discrétion des gouvernements.
Plus récemment, l’Accord sur les Aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (ADPIC) de l’Organisation mondiale du commerce « harmonise » (c’est l’euphémisme en vogue) les régimes de DPI à travers le monde en obligeant les pays membres à étendre les brevets aux variétés de plantes. C’est là un changement majeur puisque jusque-là, certains pays excluaient expressément les variétés de plantes du domaine des brevets. Finalement, un troisième type de protection – les contrats de licence contraignants signés entre les agriculteurs et les firmes de semences – s’ajoute à la protection des obtentions végétales et aux brevets.
Aux yeux de l’industrie, ces protections sont toutefois imparfaites et les mécanismes de contrôle qu’elles requièrent – que ce soit le recours à des agences de sécurité privées ou les poursuites judiciaires intentées aux agriculteurs pour « contrefaçon de brevet » – se sont révélés coûteux, tant financièrement que politiquement. Dans ce contexte, les « systèmes de protection de la technologie » représentent pour l’industrie la solution rêvée.
Droits de propriété intellectuelle aux brevets biologiques
La stérilisation génétique des semences représente un changement fondamental dans la relation entre technologie et DPI puisque, pour la première fois, c’est la technologie elle-même qui devient le mécanisme de protection des DPI. La technologie GURT représente en effet un véritable « brevet biologique », un mécanisme de contrôle non plus légal, mais biologique.
Cette technologie est une solution à la contradiction fondamentale à laquelle est confronté le capital dans ses efforts pour investir les processus de reproduction biologiques. En effet, la caractéristique même des organismes vivants (c.-à-d. leur capacité de se reproduire) qui représente des possibilités infinies pour le capital (en lui permettant par exemple de transcender sa dépendance envers les ressources non-renouvelables) complique également leur appropriation privée. Avec les GURTs, l’industrie tente d’exploiter les possibilités infinies issues de la reproduction biologique tout en privant les organismes biologiques de leur capacité de se reproduire de façon autonome. Cette technologie est à proprement parler biopolitique dans la mesure où elle permet d’intervenir non seulement dans la production de la vie mais dans sa reproduction (production et reproduction sont ici indissociables).
Le « droit des brevets » versus le « droit aux semences »
Le mouvement actuel d’appropriation privée des semences – mais aussi de manière plus générale des ressources génétiques, des formes de vie et des connaissances – s’apparente au mouvement des enclosures, le processus de privatisation des terres communales et d’extinction des droits coutumiers ayant marqué les débuts du capitalisme industriel en Angleterre au 16e siècle. De façon analogue, l’extension des droits de propriété intellectuelle aux semences entraîne l’extinction de la pratique ancestrale consistant à conserver les semences pour la prochaine récolte et représente donc l’expropriation du « droit aux semences ». Mais ce qui est privatisé, ce ne sont pas seulement les semences elles-mêmes, mais le savoir qui leur est rattaché. C’est le phénomène d’« accumulation par dépossession » décrit par David Harvey comme étant au cœur de la dynamique capitaliste.
Les agriculteurs opposent aujourd’hui à l’appropriation privée des semences l’idée que les semences constituent un bien commun de l’humanité. Le « droit aux semences » qui en découle comprend le droit de préserver la biodiversité ; le droit à la sécurité alimentaire ; à une technologie appropriée ; le droit de développer des modèles d’agriculture durables et d’utiliser, de choisir, d’entreposer et d’échanger librement les ressources génétiques.
Cette approche a le mérite de reconnaître la contribution historique des agriculteurs à l’amélioration génétique des semences dans un langage, celui des droits, intelligible de la communauté internationale. Mais elle comporte aussi un danger : les droits des agriculteurs – parce qu’ils impliquent un savoir collectif plutôt qu’individuel, et une contribution historique autant que contemporaine – se révèlent particulièrement difficiles à matérialiser. En ne contestant pas la légitimité des droits des sélectionneurs, cette approche risque de légitimer ces derniers sans d’autre part leur opposer de contrepoids significatif. En somme, le « droit aux semences » des agriculteurs n’est reconnu que dans la mesure où ces derniers acceptent que les semences soient traitées en tant que capital.
Une rhétorique mouvante
L’industrie ayant constamment cherché à minimiser les risques de contamination génétique posés par les semences transgéniques, il est paradoxal que la stérilisation des semences soit aujourd’hui présentée comme une solution au problème de la pollution génétique. Il est également ironique de s’en remettre à la stérilisation génétique des semences pour contrôler des problèmes de contamination eux-mêmes issus en premier lieu de la modification génétique des semences… Loin de représenter une forme de « confinement biologique », la stérilisation génétique des semences pose elle-même le risque que ce trait soit transmis à d’autres plantes. Elle menace également d’entraîner la disparition de semences traditionnelles hautement adaptées à des conditions locales spécifiques. Finalement, la stérilisation génétique des semences représente une menace à la sécurité alimentaire des quelques 1,4 milliard de personnes qui dépendent de leur capacité de conserver leurs semences d’une année à l’autre. Le problème à l’heure actuelle est que la logique guidant le développement de ces nouvelles technologies est celle de la productivité et du profit, une logique aveugle à toute considération sociale ou environnementale. Terminator en est l’illustration patente.
[1] Monsanto s’est depuis hissé au premier rang mondial des compagnies de semences. Au terme d’un important processus de fusions et d’acquisitions, dix compagnies contrôlent aujourd’hui 50 % du marché mondial des semences.
[2] Au moment de mettre sous presse, la conférence n’avait pas encore eu lieu. Pour savoir ce qui est advenu du moratoire, consulter lesite officiel de la Convention sur la diversité biologique : www.biodiv.org.
[3] Des chercheurs ont récemment remis en question la productivité accrue des semences hybrides.