Un regard sociologique sur la révolte des banlieues françaises

No 14 - avril / mai 2006

Un regard sociologique sur la révolte des banlieues françaises

Entretien avec Smaïn Laacher

Mouloud Idir, Smaïn Laacher

Smaïn Laacher est chercheur au Centre d’études des mouvements sociaux de l’École des Hautes Études en Sciences sociales, Paris.

À bâbord ! - Les dernières révoltes urbaines ont radicalement dévoilé la « ghettoïsation sociale » et l’accentuation des inégalités en France. Comment ce processus de séparation radicale a-t-il pu se mettre en place ? Et surtout comment le facteur ethnique intervient-il dans la différenciation sociale ?

Smaïn Laacher - L’un des problèmes majeurs de la société française, ce n’est pas tant qu’il y ait beaucoup plus de pauvres, mais que les inégalités sociales se traduisent par la concentration de pauvres dans un même espace. Les pauvres vivent entre eux. C’est un phénomène relativement nouveau. Ces espaces sont produits à partir d’un double mécanisme : l’existence de populations au chômage ou possédant de faibles revenus et l’existence de populations dont la présence se caractérise par une sorte d’extériorité à la société française et à l’ordre national français. Les populations qui cumulent ces deux traits sont en gros les mêmes : ce sont celles que l’on qualifie « d’immigrées » ou « issues de l’immigration ». Ce processus de relégation n’est pas né comme un coup de tonnerre dans un ciel serein. Il trouve son origine dans l’histoire des modes de présence de l’immigration en France et dans la manière dont cette présence a été traitée par les pouvoirs publics pendant plus de trente ans. Si l’on devait résumer en une formule cette histoire, je dirais que l’État a pensé que la meilleure politique migratoire c’était de ne pas avoir de politique. À cela s’ajoute une conviction sociale largement partagée (aujourd’hui encore) : la France n’est pas un pays d’immigration même si les trois derniers siècles de son histoire démontrent le contraire. La représentation de l’immigré (ou de celui qui veut « entrer ») et, plus largement et plus politiquement, la gestion des entrants, des sortants et des « installés dedans » peut pertinemment s’apprécier au travers de la métaphore du « club » ou du « club-nation », selon la formule de Abdelmalek Sayad. Les lois et tous les règlements sur l’immigration sont à leur manière une série de frontières visibles et invisibles qui délimitent l’espace du « club » et les conditions pour y entrer, et en définitive pour y demander son adhésion. Pour un « club » relativement nouveau comme les États-Unis qui s’est constitué et a fondé sa « force » sur l’immigration, la réalité migratoire n’a jamais fait l’objet de dénégation et de dissimulation. Tel n’est pas le cas pour un pays comme la France. Pour cette « vieille » nation, la dénégation et la dissimulation, voire l’omission de la réalité migratoire, furent au contraire constituées en une véritable posture nationale et étatique. C’est cette illusion ou cette cécité qui explique que pendant très longtemps l’immigration en France ne fut pensée que comme une affaire de présence provisoire, réductible à l’ordre de l’économique et du travail [1].

ÀB ! - L’une des observations revenant sans cesse dans le traitement de ce qui s’est passé en France découle du fait qu’on explique souvent les inégalités en les rapportant aux notions de territorialité et d’espace.

S. L. - Oui c’est vrai. Mais dire cela n’est pas faire montre d’une grande nouveauté ni d’une géniale trouvaille théorique. Car non seulement on peut le dire de toutes les catégories créées par les institutions, mais aussi de celles des sociologues qui reprennent à leur compte sans le savoir les catégories bureaucratiques ou, ce qui est de plus en plus fréquent, qui contribuent par les commandes auxquelles ils répondent (appel d’offre, mission, étude ou enquêtes) à légitimer et durcir des catégories déjà préexistantes. Ce que je dis là vaut pour tous les lieux de production de la société ou tous les dispositifs dont la vocation est la production de l’ordre social et de l’ordre national. C’est presque caricatural à propos de l’immigration. Ce qui caractérise ce champ, tant du point de vue pratique, politique que théorique, c’est précisément une lutte perpétuelle, sans fin, entre une multitude d’acteurs pour le monopole non pas tant de la définition légitime mais de la formule la plus percutante, si possible à l’allure savante. Dans ce domaine, les luttes idéologiques sont quotidiennes et sans fin. Mais probablement que la structure de ces luttes tient beaucoup à la « nature » des populations qu’elles ont pour enjeu. Nous sommes devant des populations embarrassantes qui mettent dans l’embarras ceux dont la profession est de les nommer. Que l’on pense à toutes ces notions qui ne cessent de se « balader » d’un champ conceptuel à un autre et qui bien souvent sont reprises sans aucune inquiétude critique : immigré, migrant, clandestin, réfugié, Français d’origine algérienne, sans-papier, issu de l’immigration, etc. Et il ne suffit pas de mettre des guillemets aux mots embarrassants pour s’en tirer à bon compte ou pour montrer que l’on possède une maîtrise des mots du sens commun.

AB ! - Revenons à Sayad. Tout comme vous, ses travaux semblent tenir compte du poids considérable d’une « pensée d’État » [2] qui nous empêche de penser simultanément le sort de l’immigré et ce que Gérard Noiriel appelle la tyrannie du national. N’est-ce pas un peu la question classique de la souveraineté qui doit être interrogée ?

S. L. - Oui sans aucun doute. La souveraineté devrait toujours être au centre de l’interrogation de toute réflexion sur l’immigré et l’immigration. La vertu politique et la force épistémologique de l’immigré et de l’immigration résident en ceci qu’ils dénaturalisent le rapport au monde ; ou, pour le dire autrement, l’étranger oblige à réhistoriciser les rapports sociaux et « les données naturelles » comme l’État, le territoire ou la nation. Au fond, l’étranger n’est qu’un prétexte scientifique. Pour dire les choses rapidement et brutalement : on part de la société et on retourne à la société ; c’est la société qui intéresse les sciences sociales, pas l’étranger en tant que tel. Car le risque est grand d’essentialiser sa présence et dans le même mouvement les institutions qui participent à sa production et à sa perpétuation. Prenons l’exemple de la naturalisation (à entendre dans tous les sens du terme). Rarement les deux pôles, l’ordre ancien que l’on a quitté mais qui restera à tout jamais incorporé et fera de vous ce que vous êtes, à vos yeux et aux yeux des autres : un non naturel ; et l’ordre nouveau, qui vous accueille en pensant que la seule manière de régler cette anomalie historique, aller vivre ailleurs que chez soi, devra se conclure par une naturalisation (symbole de la fin d’une certaine histoire) ; ces deux pôles, sont rarement tenus et pensés ensembles. Derrière cette idée fondamentale que toute présence étrangère (ou originellement étrangère) à la nation qui dure ou est appelée à durer doit nécessairement se clore par une naturalisation, il y a la croyance que le principe de nativité et le principe de souveraineté sont liés pour l’éternité dans le « corps du sujet souverain », pour parler comme Giorgio Agamben [3]. C’est bien cela d’ailleurs qui est au fondement de l’État-nation. L’étymologie du mot nation (natio) signifie bien la naissance. Ainsi naître dans une nation, c’est être comme naturellement le national de celle-ci. Non seulement, au moins depuis la fin de l’Ancien régime et la Déclaration de l’homme et du citoyen, il n’y a pas d’écart ou d’opposition entre natio (la naissance) et nation (l’espace plein de la souveraineté) parce qu’ils se confondent, mais en naissant au bon endroit (dans sa nation), la reconnaissance et l’attribution des droits et les protections qui leur sont attachés ne sont possibles que si l’homme (un homme parmi les hommes, le pur homme en soi comme dirait Agamben) présuppose le citoyen.

AB ! - Que faire pour que cette violence tragique et quelque peu désespérée trouve une traduction politique émancipatrice ?

S. L. - Il y a deux choses dans votre question. Que cette violence urbaine (dont nous n’avons pas encore mesuré tous les aspects positifs mais aussi contradictoires, ambigus et parfois inadmissibles) débouche sur les conditions d’un examen public fondé sur un débat contradictoire et pacifique ne serait déjà pas si mal. C’est le premier aspect. Nous n’en sommes pas encore là même si des efforts sont faits en ce sens. Le deuxième aspect, c’est que je ne crois pas que traduire du non politique en politique se transforme inéluctablement en politique émancipatrice, ou en projet d’émancipation politique. Bien évidemment la question qui reste entière est celle de savoir, pour ces populations en majorité enfants d’immigrés, ce que signifie une « politique émancipatrice ». Je crois que personne ne le sait. Sauf à croire que « prendre la parole » et la porter violemment sur l’espace public est en soi et déjà un acte d’émancipation. Tous les dispositifs de prise en charge collective de souffrance privée (syndicats, associations, partis, comités, etc.) ont toujours eu de grandes réticences (pour ne pas dire plus) à l’égard de ces populations que l’on perçoit toujours, qu’on le veuille ou non, comme doublement extérieures : extérieures aux « moeurs » nationales et extérieures à l’ordre national. Le problème avec ces populations embarrassantes c’est que ce n’est pas faux mais il faut ajouter aussitôt que ce n’est même pas vrai.

ÀB ! - Pour conclure sur la vulnérabilité au racisme de certaines classes sociales, sommes-nous, dans le cas français, dans un racisme institutionnel ou sociologique, pour reprendre la réflexion de Balibar [4] ?

S. L. - Sur ces questions de racisme, je pense qu’il faut être à la fois prudent et surtout nuancé. La nuance, on ne le dira jamais assez, n’est pas une qualité dominante quand il s’agit d’étudier l’immigration et les immigrés. Ce qui trop souvent l’emporte, pardonnez-moi d’insister, c’est en la matière une espèce de générosité naïve et au bout du compte perverse, comme toutes les générosités qui produisent des gens si généreux mais qui finissent par structurer le monde en deux : les « bons », ceux qui pensent que les immigrés leur ressemblent ; et les « salauds » (les traîtres, les « suceurs de blancs », les « ceux qui se prennent pour ce qu’ils ne sont pas », les « ceux qui ont oublié d’où ils venaient », les intellectuels, etc.) ; ceux qui pensent que les dominés peuvent être dominés et exploiteurs, « racistes », misogynes et homophobes. Cette dernière figure n’est pas, même dans l’univers immigré, accidentel ou épiphénoménale. Et le sur-investissement militant aux allures scientifiques ne change rien à l’affaire. Quant au fait de savoir si nous sommes en présence d’un « racisme institutionnel ou sociologique », je pense que c’est dialectiquement lié ; l’institution à sa manière et avec sa force propre traduit, durcit et légitime les rapports de classes. Je ne suis pas sûr que « les » immigrés (est-ce qu’on peut mettre sur le même plan les Tamouls, les Algériens et les Péruviens ?) soient victimes du « racisme de la France » comme un certain nombre d’apprentis intellectuels militants ne cessent de le proclamer. La société est devenue plus inégalitaire qu’il y a une trentaine d’années ; donc plus violente. Ceux qui en font les frais, sous diverses formes (humiliation, mépris, etc.), ce sont les plus pauvres des plus pauvres. Aujourd’hui être pauvre et donc socialement encombrant, ce n’est pas tant être sans travail ; c’est avant tout être hors jeu dans tous les espaces de jeux. Le procès d’Outreau, je devrais dire la tragédie d’Outreau [5] , véritable catastrophe judiciaire, a permis de révéler les effets terrifiants d’une justice aveugle. Les victimes étaient françaises sans ambiguités et, je serai tenté de dire, bien évidemment issues des… classes populaires.


[1Cf. Smaïn Laacher, L’immigration. De quelques idées reçues, Éditions Le Cavalier Bleu. À paraître en septembre 2006.

[2Abdelmalek Sayad, « Immigration et pensée d’État », dans La double absence : des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré, Paris, Seuil/Liber, 1999, p. 395-413.

[3Giorgio Agamben, Moyens sans fins : notes sur la politique, Paris, Rivages/Poche, 2002.

[4Étienne Balibar, « Racisme et nationalisme », dans Étienne Balibar et Immanuel Wallerstein, Race, nation, classe : les identités ambiguës, Paris, La Découverte/ Poche, 1997, p. 57.

[5À Outreau, à partir d’un huis clos familial impliquant les époux Delay et leurs quatre fils, plus un couple de voisins, les services sociaux, mais d’abord et avant tout la justice, avaient inventé un « réseau pédophile international ». En l’absence de la plus petite preuve matérielle, sur la base de déclarations invraisemblables d’enfants perturbés, le juge d’instruction d’Outreau, petite ville du nord de la France, avait fait jeter au trou des voisins d’immeuble ou de quartier, mais aussi de parfaits étrangers raflés par hasard ou pour cause d’homonymie. Le calvaire a duré entre quatre ans et quatre ans et demi, parfois jusqu’à 40 mois de détention. Il y a eu des tentatives de suicide, des enfants soignés pour troubles psychiatriques, des parents séparés de leurs enfants depuis le début de l’affaire, des divorces, des familles ruinées financièrement. Les faux accusés seront désormais indemnisés.

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