Un avis au ministre de l’Éducation
Ce que devrait refléter un bulletin scolaire
par Normand Baillargeon
CLÉOPÂTRE — Que dis-tu ? Sors d’ici, horrible scélérat ! (Elle le frappe.) ou avec mon pied je repousserai tes yeux comme des billes ; j’arracherai tous les cheveux de ta tête. (Elle le maltraite.) Tu seras fouetté avec des verges de fer trempées dans de l’eau salée ; tes plaies, imprégnées de saumure, seront cuisantes.
LE MESSAGER — Gracieuse reine, je vous apporte ces nouvelles, mais je n’ai pas fait le mariage.
Shakespeare, Antoine et Cléopâtre, Acte II, Scène 5.
Au moment où j’écris ces lignes, le ministre de l’Éducation est en train de réfléchir à un problème qui a soudainement pris une grande ampleur au Québec : celui du nouveau bulletin scolaire, qui est désormais en usage là où la réforme (pardon : le renouveau pédagogique) a été implantée.
Le ministre a avoué qu’il trouvait bien difficile l’interprétation de ce nouveau bulletin et il se demande ces jours-ci s’il ne conviendrait pas de le simplifier. En entrevue dans les médias, il a même laissé tomber qu’il serait prêt à envisager le retour au traditionnel système de notation, basé sur des chiffres – pour le moment, le système de notes chiffrées est utilisé uniquement au secondaire.
La question de l’évaluation est une des plus complexes mais aussi des plus poignantes qui soient en éducation et si le ministre a du mal à y voir clair et à trancher, c’est bon signe. Avant de vous dire ce que je préconise, permettez-moi de vous dire pourquoi le sujet est aussi complexe et poignant.
Misère de l’évaluation
Les personnes qui enseignent aiment ceux et celles dont elles ont la charge ; elles ne sont ni des sadiques ni des masochistes ; elles sont bien conscientes à la fois du contexte – socialement, politiquement et économiquement injuste – et des conséquences – souvent dramatiques pour les élèves, les enseignants, le système scolaire lui-même – de l’acte d’évaluer, qui permet à des instances étrangères à l’école d’y exercer leur autorité ; pour finir, ce qui n’arrange rien, évaluer est un acte professionnel typiquement long et fastidieux et le jugement auquel on arrive, même en étant soigneux et rigoureux, est incertain. Pour toutes ces raisons, les enseignantes n’aiment guère évaluer. Je les comprends ; et moi aussi, je l’avoue, je n’aime pas ça.
Devant tous ces arguments, et constatant en plus que la grande place prise par l’évaluation peut conduire à dénaturer l’éducation elle-même (dans le cas où on n’enseigne plus qu’en fonction des tests et on n’étudie plus que pour les notes) il s’est trouvé bien des gens pour penser qu’il vaut mieux, carrément, ne plus évaluer.
Pourtant, évaluer est nécessaire et une bonne évaluation utilisée de manière appropriée peut même contribuer à corriger les terribles inégalités qui persistent en éducation.
On justifie souvent l’évaluation par la nécessité de sanctionner et garantir l’acquisition de compétences – le médecin qui vous opérera doit savoir ce qu’il fait. Sans doute. Mais cela ne concerne pas le primaire ou la scolarité obligatoire et commune. Pour celle-ci, il y a autre chose qui rend l’évaluation utile et nécessaire. Je soumets qu’il suffit en fait de réfléchir à ce que signifie enseigner pour convenir que l’évaluation est nécessaire. Enseigner, en effet, c’est poser des gestes dont on peut raisonnablement penser qu’ils permettront à des personnes d’apprendre et les poser avec l’intention qu’elles apprendront. Évaluer, en ce sens, c’est simplement démontrer le sérieux de notre intention en allant voir si les moyens mis en œuvre sont, ou non, raisonnables. C’est se donner l’occasion de réajuster le tir, et d’aider ceux qui en ont besoin.
En disant cela, j’avance un principe que je pense inattaquable ; mais je ne me prononce ni sur la forme que devrait prendre l’évaluation, ni sur ce qui, précisément, devrait être évalué. À mon avis, ce sont les savoirs acquis et eux seuls qui devraient être évalués. Et l’évaluation, pour des raisons de coût et d’efficacité, devrait procéder en combinant tests objectifs et productions écrites, là où celle-ci est pertinente.
Le renouveau pédagogique, cependant, nous éloigne radicalement de ces recommandations. D’abord par ce qu’il se propose d’évaluer : des compétences et pas des savoirs et, pire encore, des compétences transversales ; mais aussi par une part des moyens préconisés, les portfolios, qui sont un mode d’évaluation éminemment contestable du point de vue de ce qu’on devrait exiger d’une évaluation acceptable – une bonne évaluation devant être valide et fiable. Au total, cette réforme est globalement hostile à l’idée d’évaluation. On peut le comprendre : comme le dit un de mes amis : après avoir saccagé la pièce, les zélateurs de la réforme demandent à présent qu’on éteigne les lumières. L’évaluation, pourtant, n’a pas « fait ce mariage ».
Une proposition
Je soumets qu’il est souhaitable, pour penser l’évaluation, de distinguer, à l’école commune et obligatoire, deux types d’activités.
Les premières sont celles où un enseignement est dispensé avec l’intention que les élèves apprennent quelque chose : c’est la mission d’instruction de l’école ; les deuxièmes, celles où un enseignement est offert avec l’intention de donner aux élèves des occasions de grandir : c’est la mission de socialisation et de moralisation de l’école.
Je sais que cette distinction demanderait à être raffinée ; je suis également conscient qu’apprendre permet de grandir et qu’on ne peut grandir sans apprendre ; et je ne voudrais surtout pas qu’on voie dans cette distinction un jugement porté sur la valeur ou l’importance des disciplines et activités scolaires. Mais je soumets que cette distinction tient malgré tout la route et qu’elle permet de distinguer des activités scolaires où des savoirs sont transmis et qui exigent que l’on les évalue de manière plus traditionnelle, et d’autres qui demandent qu’on s’assure que les obligations respectives du professeur et de l’élève quant à l’opportunité de grandir ont été remplies.
Je ne peux dire ici dans le détail tout ce que tout cela implique en pratique. D’autant qu’en bout de piste, cela relève de décisions politiques et des choix de politiques publiques. Disons simplement que la distinction proposée regrouperait, en gros, celle entre disciplines académiques et disciplines de formation personnelle et sociale. Pour ma part, j’imagine assez qu’au primaire, par exemple, des disciplines comme le français, les mathématiques, les sciences fassent l’objet d’une évaluation où on mesure soigneusement ce que l’élève a effectivement appris et où on exprime ce résultat par un chiffre – ou encore, ce que je préconise pour ma part, une lettre ; par contre, dans des activités ou disciplines comme les arts, l’activité physique, on s’assure par l’évaluation que des occasions de grandir ont été fournies et saisies et on exprime cela par une notation Succès/Échec. Je soumets que cette solution plairait à bien des enseignantes et enseignants concernés.
Si on peut convenir de ce qui précède, une autre question reste posée : que faire des résultats de l’évaluation ? Quelles conséquences en tirer, pour le système, pour les enseignantes, pour les élèves ? Trop vastes questions pour les traiter ici. Mais je propose que l’évaluation devrait, dans tous les cas, servir prioritairement à prendre des décisions destinées à accroître l’égalité des chances et donc à accroître les ressources des écoles plus faibles et les services aux élèves plus faibles.
S’entendre sur ces principes aurait, je pense, de lourdes et bénéfiques conséquences sur notre système scolaire.