L’avenir du Moyen-Orient
Une entrevue avec Robert Fisk
Journaliste britannique vivant à Beyrouth, Robert Fisk est correspondant pour le journal londonien The Independent. Depuis trente ans, ses reportages sur le Moyen-Orient ont apporté un contraste nécessaire aux doctrines officielles en présentant une réalité nuancée, complexe et d’une grande érudition historique. Rachad Antonius l’a interviewé sur plusieurs aspects de la situation socio-politique actuelle au Moyen-Orient après l’élection du Hamas en Palestine et la crise des caricatures.
À bâbord ! - Comment expliquez-vous la réaction, dans le monde arabe et musulman, aux caricatures publiées dans le journal danois ?
Robert Fisk - Je ne crois pas que l’affaire des caricatures soit une question de choc des civilisations. Il ne s’agit certainement pas d’une lutte pour la liberté de la presse occidentale. Il s’agit plutôt de l’infantilisme des civilisations ! Après une centaine d’années de drames et d’injustices en masse, le fait que nous, Occidentaux ou Musulmans, soyons réduits à discuter de ces dessins immatures et misérables plutôt que des énormes injustices affligeant les Arabes et les Musulmans est un signe de notre propre immaturité politique.
Je ne prétends pas du tout que leur publication est une preuve de liberté de la presse. Si ces caricatures avaient eu un caractère antisémite (dans le sens de antijuif), si elles avaient représenté un rabbin tenant une bombe dans ses mains, les journaux auraient été attaqués, à juste titre, comme étant racistes. Mais vu que c’était le prophète Mohamed avec une bombe, cela devient une bataille non pas de racisme, mais de liberté de presse ! C’est ridicule. Si nous devons protéger un groupe religieux du racisme – et nous devons le faire – nous devons aussi protéger tous les groupes religieux du racisme. Cela ne signifie pas que nous ne puissions pas discuter franchement des questions soulevées.
Par ailleurs, on sait que dans le monde musulman il existe des images du prophète, comme ces merveilleuses peintures persanes montrant le Prophète dans la grotte, entouré d’or… Le problème avec les caricatures n’est pas qu’on y voit le Prophète. Rien dans le Coran n’interdit de telles représentations : je l’ai lu plusieurs fois. Le problème, c’est que l’Islam y est représenté comme une religion violente. Le fait que nous aboutissions à une situation où il y a des émeutes, des morts, montre combien nous nous sommes éloignés de la tâche de régler les questions de l’injustice et des tragédies majeures affectant le Moyen-Orient en ce moment.
Je n’ai jamais connu de période où le Moyen-Orient ait été aussi dangereux qu’aujourd’hui, surtout pour les gens qui y vivent. Les principales victimes aujourd’hui – de même que dans l’histoire – sont des musulmans. Vers la fin de l’écriture de mon livre, je suis devenu conscient et très étonné de voir à quel point les musulmans ont été patients et retenus concernant l’Occident.
AB ! - Et le Liban ? Quelle est votre lecture de la situation actuelle ?
R. F. - Il y a là une situation de tensions confessionnelles croissantes, exacerbées par le gouvernement américain qui sciemment refuse de voir et d’accepter la situation sur le terrain, où les choses vont de mal en pis. Vous connaissez la situation des villages Potemkine qui avaient été érigés sur le passage de Catherine La Grande : il n’y avait que des façades et derrière, les bois et rien d’autre. J’ai eu l’impression que lorsque Condoleeza Rice est venue au Liban, le Palais présidentiel était devenu un de ces villages Potemkine… Elle ne faisait que répéter combien les choses avaient changé au Moyen-Orient. En quoi consistent ces changements ? Un millier de morts tous les jours ; les Saoudiens alarmés par la possibilité d’une guerre ; les Égyptiens incapables de provoquer des changements dans la relation entre la Syrie et le Liban ; une situation au Liban qui devient de plus en plus dangereuse : nous avons vu l’incendie du Consulat danois, des musulmans qui ont brûlé des voitures et des églises dans les quartiers chrétiens de Beyrouth... Le Moyen-Orient n’a jamais été dans une situation aussi dangereuse depuis les 30 ans que je suis ici.
AB ! - Et l’Iran ? Court-il le risque de se faire attaquer par le gouvernement américain à cause du dossier nucléaire ?
R. F. - En ce qui concerne l’Iran, c’est ridicule ! Jusqu’à présent, les Iraniens n’ont pas violé de loi. Il y a une nation qui a un problème bien plus grave d’extrémisme islamique, et c’est le Pakistan. Et ils ont la bombe ! Mais Bush peut aller au Pakistan et être ami avec le Général Musharraf, et cela n’est pas perçu comme un problème. Mais on ne met pas de pression sur eux car ils sont de notre côté dans la guerre au terrorisme !
AB ! - Sans parler du fait qu’Israël possède la bombe !
R. F. - Israël – oui, mais le Pakistan est un pays musulman comme l’Iran. Israël ne respecte pas les résolutions du Conseil de sécurité et nous maintenons de bonnes relations avec eux. Comment se fait-il qu’Israël peut défier les résolutions du Conseil de sécurité, mais personne d’autre ne peut le faire ? Ici tout le monde le voit et le sait, même ceux qui n’ont pas été scolarisés. Et quand Condoleeza Rice est venue ici, bien sûr elle n’a pas parlé des armes nucléaires israéliennes. En fait les politiques américaine et israélienne au Moyen-Orient sont interchangeables. Il y a un certain temps, j’ai pris un ensemble de déclarations de M. Powell et de Mme Albright, la Secrétaire d’État, et je les intercalées avec des déclarations du porte-parole du ministère israélien des affaires extérieures. Les amis à qui je les ai montrées ne sont pas parvenus à distinguer les unes des autres ! Les déclarations américaines ne se distinguaient pas des déclarations israéliennes ! Il y a un problème.
AB ! - L’Iran a l’intention d’indexer son pétrole en euros et d’ouvrir un marché boursier du pétrole en euros. Quel est l’effet de cette situation sur la politique américaine ?
R. F. - Nous savons que la guerre contre l’Irak a été déclenchée peu de temps après que Saddam eut déclaré qu’il allait indexer son pétrole à l’euro. Si un producteur majeur cesse d’indexer son pétrole en dollars, cela soulève d’énormes défis. Je ne sais pas si l’Iran est menacé plus pour son attitude concernant le nucléaire ou pour son désir d’indexer son pétrole en euros. Je ne crois pas que l’Irak ait été envahi à cause de cette indexation. Ce pays a irrité bien des gens, mais ce n’était pas la raison de l’invasion. L’Irak a été envahi à cause du pétrole et parce que dans le monde des superpuissances, le besoin viscéral de démontrer sa force militaire est quelque chose qui vient avec le statut d’empire. Les Français l’ont fait dans le passé, les Britanniques aussi.
AB ! - Les forces politiques arabes et islamiques semblent être dans une impasse. Ces forces ne parviennent pas à réaliser des mobilisations réelles autour des luttes pour la démocratie, pour la libération de la tutelle occidentale, pour le développement, mais en même temps on voit des mobilisations énormes et des réactions disproportionnées à des caricatures publiées dans un pays lointain. Comment comprendre ces réactions ?
R. F. - Si vous avez une situation où les gens vivent dans une prison, à cause des mukhabarat (services secrets des gouvernements arabes), la religion est la seule chose stable, la seule référence. On ne peut séparer la vie et la religion, dans l’Islam. Si on est constamment réprimé, tout le temps, à tous les niveaux, pendant vingt ans… et puis quelqu’un vient et vous donne une tape sur le visage, cela devient la goutte d’eau qui fait déborder le vase. N’importe quoi peut allumer le feu. Les musulmans auraient pu dire : ne nous perdez pas notre temps avec cela. Mais c’est le contexte qui donne à ces caricatures un sens infiniment plus explosif que leur signification réelle. Je visite Sabra et Chatilla régulièrement. Les gens y vivent dans des conditions horribles, et cela à cause de la déclaration Balfour de 1917. Et pour eux, Balfour ce n’est pas en 1917, c’était hier ! Ils en vivent les conséquences à tous les instants. Venir ensuite insulter leur religion, cela est très immoral.
AB ! - Parlons un peu des perspectives pour le futur proche. Parmi les tendances que vous percevez, y a-t-il des facteurs capables de sortir la région des crises qu’elle vit ?
R. F. - J’ai vu l’assassinat de Hariri. J’étais à 400 mètres de la scène. J’ai vu l’horreur. Je connaissais bien Hariri. Je m’attendais à ce que tous les fantômes de la guerre ressortent ! Mais il n’y a pas eu de guerre civile lorsqu’il a été assassiné, car il y a eu une maturation politique. Au Liban, des dizaines de milliers de familles ont envoyé leurs enfants à l’étranger pour étudier. Ces jeunes gens sont revenus et ont dit : nous ne voulons pas de guerre, nous voulons un état moderne. Il y a là un changement d’attitude profond.
L’autre aspect du changement est qu’à présent nous avons des chaînes de télévision satellites arabes : Al Jazeera, Al Arabiya. Avant ces chaînes, en Arabie Saoudite, il n’y avait que les chaînes gouvernementales. Ces jours sont révolus. On ne peut plus empêcher les citoyens arabes de voir ce qui se passe ailleurs. La censure n’est plus possible pour les gouvernements. Les chaînes peuvent décider de montrer ceci ou cela, mais les États arabes ne peuvent plus exercer un contrôle absolu sur ce que leurs citoyens voient ou ne voient pas. Aujourd’hui, même les plus pauvres ont accès à des images que leur gouvernement ne veut pas leur montrer. Par exemple Samarra, ou le chaos en Irak ! Et cela est un facteur important de changement.
Mais le changement le plus important, je crois, c’est que les Arabes n’ont plus peur. Quand je suis venu en 1967 à Jérusalem, il y avait des policiers palestiniens qui travaillaient pour les forces israéliennes. Ils passaient leur temps à jouer aux cartes ! Quand les Israéliens ont envahi le Sud Liban en 1978, la population entière s’est enfuie vers le nord : 200 milles personnes. En 1982, ils ne se sont pas enfuis. Le Hezbollah a appris aux Libanais de ne plus s’enfuir. Durant le siège de Beyrouth en 1982, les Israéliens ont lâché des milliers de tracts incitant les Libanais à fuir de leur maison en disant : si la vie de ceux que vous aimez a une valeur pour vous, prenez-les et fuyez loin ! Mais ils n’ont pas eu peur et n’ont pas quitté leurs maisons. Il y a eu un moment critique où les Libanais ont compris qu’ils n’étaient pas obligés de faire ce qu’on (les Américains, les Israéliens, l’Occident) leur ordonnait de faire ! Cela a été un changement majeur, à mon sens, dans les 30 dernières années. Les dirigeants obéissent encore, mais le peuple n’a plus peur. Quand vous avez un peuple qui refuse d’obéir, le fait qu’on force leurs dirigeants à obéir n’a plus d’importance. Il faut en bout de ligne faire affaire avec eux. Mais l’Occident n’a pas encore compris cela.
L’Occident dit : Nous voulons la démocratie ! Mais c’est le Hamas qui gagne. Alors ils disent : nous ne parlerons pas au Hamas ! Ce que cela veut dire : nous voulons la démocratie en autant que ceux que nous avons désignés gagnent ! Une des raisons pour lesquelles le Hamas a gagné est que les citoyens ont dit : c’est nous qui allons déterminer notre futur. Pas le président Bush, pas les Israéliens, pas les autres gouvernements arabes, mais nous.
Il fut un temps où vous alliez chez les gens, disons au Sud Liban, pour leur demander ce qu’ils pensent d’une question de l’heure. Ils étaient prudents, entourant leurs commentaires de mots tels que : nous n’en voulons pas à l’Occident, etc. Ils disaient ce qu’ils pensaient que vous vouliez entendre. À présent, ils veulent vous confronter, présenter des arguments. Je me souviens d’une anecdote. Il y a quelques années quand j’ai emmené une délégation de gens d’affaires américains dans le camp de Sabra et Chatilla, on s’est retrouvé dans une maison pauvre et délabrée. Là, ils se sont assis pour écouter une vieille dame qui s’est plainte amèrement de ses conditions : pas de travail, pas de services, etc. Mais quand elle a fini de parler, elle a dit : « Pourquoi nous avez-vous fait cela ? ». Il y a eu un long silence. Les Américains ont pris la question pour de la rhétorique et ont noté soigneusement ce que la femme avait dit. Mais j’ai réalisé que ce n’était pas de la rhétorique : elle attendait qu’ils lui répondent, et qu’ils s’expliquent. Elle voulait une réponse : pourquoi nous avez-vous fait cela ? Ils ont commencé à tourner autour du pot : c’est une histoire compliquée, vous savez, il y a beaucoup de facteurs, bla bla bla, etc. Le fait est que 20 ans plus tôt, cette question aurait été pure rhétorique et la femme n’aurait pas attendu de réponse. Là , elle en voulait une. C’est cela qui a changé dans les 20 dernières années. En tant que peuple, les Arabes n’ont plus peur. Ce sont les Israéliens qui ont créé cette situation. Dès qu’ils sont arrivés ici, ils ont lancé l’opération « Peur et Épouvante » (Shock and Awe). Ils sont venus, mais ils se sont avérés très vulnérables. Ils ont perdu des hommes. Le Hezbollah n’est plus impressionné par les menaces israéliennes d’envahir le Liban.
Quand une personne perd sa peur, on ne peut la lui réinjecter. On ne peut plus lui faire peur de nouveau.