Dossier technologies du vivant
Les biotechnologies au service de quelle société ?
Un dossier coordonné par Antoine Casgrain et Karine Peschard
De l’ingénierie génétique aux nanotechnologies, en passant par le clonage et la fécondation in vitro, les biotechnologies créent un malaise. Que ce soit le manque d’éthique de certains chercheurs, l’avidité des entreprises biopharmaceutiques, le danger de déstabiliser des écosystèmes déjà fragilisés par la pollution, les raisons ne manquent pas pour afficher une fin de non-recevoir à la biotechnologie. Pour ces critiques, la science et la technologie ne sont pas un mal en soi. Il s’agit d’activités humaines qui peuvent être bonnes ou mauvaises selon le sens qu’on leur donne. Ce texte a donc pour but de tracer, en quelques grandes lignes, les contours d’une idéologiques qui réduit la science à son efficacité technique, oubliant sa portée sociale.
Cybernétique : la théorie méconnue
Dans les années 40, l’effort de guerre pousse des milliers de scientifiques états-uniens à innover. L’informatique fait des bonds prodigieux et les premiers ordinateurs font leur apparition. Parmi les pionniers de la nouvelle discipline informatique se construit une nouvelle théorie : la cybernétique. Ces fondements peuvent être résumés ainsi : le monde réel (animal, humain, machine) est composé d’information, dont la circulation peut être comprise sous un même modèle. Au cours des années 50, la cybernétique influence tous les domaines du savoir, formant à plusieurs titres un nouveau paradigme.
Aujourd’hui méconnue, la cybernétique n’en est pas moins la base d’une certaine utopie de la communication ; l’être humain est un être sans intérieur et n’est plus qu’une image. Le projet de la société informationnelle, fondé sur la diffusion large d’Internet, où chaque être humain multiplierait sa communication, comprise comme l’envoi et la réception sans entrave d’un maximum d’informations, puise largement ses sources dans le paradigme cybernétique.
Avant même de savoir si la communication apportera le bonheur à l’humanité, la cybernétique remet la nature même de l’humanité en question. Tout peut être réduit à un élément indivisible. Pour l’ordinateur, c’est l’octet, pour la biologie moléculaire, la protéine d’ADN, pour l’économie, l’individu, etc. Plus important encore, tout peut être transformé en quelque chose de différent, selon un algorithme commun. Un gène n’étant qu’une information, on peut donc insérer un gène de poisson dans une plante. L’être vivant devient décomposable à ses plus petits organes, ouvrant virtuellement la possibilité de comprendre le vivant comme une machine dont le code génétique pourrait être modifié à volonté.
L’ADN : le nouveau mythe
Une nouvelle mythologie scientifique est en train de se mettre en place, s’appuyant sur la diffusion de promesses miraculeuses d’avancée médicale : production de plantes aux propriétés surnaturelles, suppression des maladies de naissance, création artificielle de tissu humain pour des greffes, etc. Ces attentes envers la puissance de la manipulation génétique doivent être modérées avec prudence. Tournées entièrement vers la réussite d’une opération technique, les « techno-sciences » du vivant sont encore loin de comprendre « comment ça marche ». Bien qu’ils puissent être capable de réussir un transfert de gènes ou un clonage, à la manière du couper-coller d’un traitement de texte, les scientifiques sont encore loin d’avoir compris les perturbations causées par ces procédés. Par exemple, on explique encore difficilement pourquoi des clones animaux, comme la célèbre brebis Dolly, vieillissent prématurément. De même, on ne peut évaluer les impacts de la culture étendue d’une plante transgénique sur les écosystèmes et les plantes indigènes.
La thérapie génique constitue une autre facette du mythe. La constitution physique, les maladies, les problèmes psychologiques, les performances olympiques, l’homosexualité et la déviance, tous les états de notre corps seraient explicables, et donc réglables, par notre patrimoine génétique. Après le décryptage des 35 000 gènes humains, finalisé en 2000, on constate que les gènes n’expliquent pas à eux seuls la présence des maladies. La combinaison des gènes, l’environnement extérieur, les mécanismes de régulation ou le comportement de l’individu sont autant des facteurs déterminants dans la formation des maladies. Plusieurs biologistes sont aujourd’hui plus prudents. Le mythe de l’ADN persiste toutefois dans un certain discours médiatique. Dans les dépenses publiques en santé également : la recherche en prédiction génétique domine nettement sur celle de la prévention socioéconomique.
La société existe-t-elle encore ?
Qu’est-ce que le citoyen, la citoyenne, doit retenir de ces discussions sur les fondements de la science et de la technologie ? D’un côté, il faut appréhender dans l’idéologie et la pratique cybernétique le rejet de la sphère politique. De l’autre, les biotechnologies renoncent à voir dans la vie humaine, en la réduisant à ses gènes, un ensemble de relations entre des organes inconscients et une conscience réflexive, uniquement compréhensible dans son rapport avec le monde extérieur. La situation économique d’un individu, son éducation, sa participation à la démocratie ou le respect de sa personne, bref son rapport à la société, sont des aspects déterminants pour établir son bien-être.
Pour l’heure, la meilleure manière d’améliorer la santé de la majorité des êtres humains est certainement d’offrir des soins de santé gratuits et de l’eau potable aux 1,2 milliard d’êtres humains qui n’y ont pas accès. Une situation qui n’a rien à voir avec notre niveau technologique, ni avec l’avancement de la biotechnologie. Si ces problèmes de société ne trouvent pas de solutions, les nouvelles technologies, qui participent au système de pouvoir actuel et sont utilisées par lui, ne feront qu’accentuer l’efficacité des processus qui créent l’inégalité.
Certains prophètes annoncent l’avènement du post-humain, mais peut-être que de répondre politiquement aux problèmes de pauvreté et d’injustice est l’affirmation la plus haute de notre humanité.