Chili
Victoire de Michelle Bachelet
par Marie-Christine Doran
L’élection présidentielle ayant porté au pouvoir Michelle Bachelet le 15 janvier 2006 a suscité un enthousiasme populaire à la mesure des enjeux cruciaux soulevés par le choix historique des Chiliens de porter une femme à la présidence de leur pays. Première femme élue présidente dans l’histoire du Chili, la figure de Bachelet suscite bien des commentaires. Tandis que les grands quotidiens états-uniens la placent aux côtés de Lula dans le camp gauche « inoffensive » et « civilisée » par opposition aux « radicaux » Hugo Chávez ou Evo Morales, la presse espagnole s’étonne de voir un pays jugé très machiste élire une femme à la présidence avant les grandes démocraties libérales européennes ou nord-américaines.
Au Chili, malgré la continuité que représente Bachelet en tant que candidate de la coalition de la Concertation de partis pour la démocratie [1], toujours victorieuse contre la coalition d’opposition Alliance pour le Chili composée des partis de la droite [2], depuis les débuts du retour à la démocratie il y a 16 ans, son élection est perçue comme porteuse d’un véritable changement. Dans la population, ce changement suscite l’attente du nouveau style de politique citoyen propre à Bachelet, s’éloignant de la « démocratie des accords et du consensus » ayant fait la marque du modèle chilien, reconnu pour sa stabilité politique. Les partis de droite promettent de faire obstruction à ce qu’ils considèrent comme le premier gouvernement dangereux – parce que de gauche – élu au Chili depuis le retour de la démocratie.
Démocratie et autoritarisme : un clivage réactualisé
La signification de ce changement joue profondément sur des représentations de la démocratie qui sont particulières au Chili. En effet, tant ses partisans que Bachelet elle-même interprètent cette victoire comme une avancée de la démocratie chilienne. C’est en effet aux cris de « ganó la democracia » qu’a été célébrée la victoire, un rappel de l’entrée en démocratie en décembre 1989. Cette perception populaire joue sur plusieurs niveaux qui s’interpénètrent autour de la signification particulière de l’élection de Michelle Bachelet en tant que femme de gauche pour le renouvellement de la démocratie.
À un premier niveau, elle permet la réactualisation d’un clivage qui divise la scène politique entre forces démocratiques et forces antidémocratiques liées à l’autoritarisme depuis la fin de la dictature et le plébiscite de 1988. En dépit des efforts médiatiques déployés durant la campagne présidentielle par Sebastián Piñera, candidat défait de l’Alliance, pour tenter de faire passer une image de démocrate fondée sur son supposé rejet du régime militaire, la grande peur exprimée spontanément par les votants à l’égard des partis de droite a été réactivée et canalisée par la figure de Bachelet.
Le fait que la nouvelle présidente du Chili soit fille d’un général loyal à Salvador Allende mort sous la torture en 1974 et femme militante engagée dans la cause des droits humains depuis la dictature – elle s’est opposée à un projet de loi de « point final » présenté durant le mandat de Ricardo Lagos et s’est engagée début janvier à s’opposer à toute initiative politique entravant le cours de la justice – a permis de toucher des matrices de cette conception chilienne de la démocratie surdéterminée par son opposition à la dictature, dont la persistance après 16 ans de retour à la démocratie est un signe éloquent de la sensibilité de la mémoire collective autour de la souffrance liée à la dictature. Depuis la campagne de Bachelet, certains analystes chiliens voient ressurgir la mystique de la résistance à la dictature dans une partie de la population que l’on croyait apolitique.
Si ce clivage entre « partis de la démocratie » et « partis de la dictature » détermine également un certain « vote captif » de la Concertación, que l’on a vu ébranlé par la montée du vote communiste au premier tour (5,4 %), l’ouverture inédite de Bachelet à l’égard des demandes de la gauche unie sous la bannière de la coalition Juntos Podemos Más (Parti communiste, Parti humaniste, gauche chrétienne et autres forces plus minoritaires) a permis de rallier au deuxième tour ce nouvel acteur de la scène politique, canalisant le vote de secteurs important de la jeunesse de classe populaire et moyenne. Il est en effet remarquable que le segment des 16-24 ans soit le plus sensible à l’égard de la mémoire de la dictature, désapprouvant à 71 % (contre 63 % pour l’ensemble de la population) l’annulation de la peine octroyée en août dernier par le président Lagos à Manuel Contreras Donaire, responsable d’assassinats et de violations des droits humains durant la dictature.
Signe de l’approfondissement de la démocratie ?
Se superpose à ce clivage démocratie versus autoritarisme un deuxième axe de représentation de la démocratie touchant à la spécificité de la signification de l’élection d’une femme pour la population. Le choix d’une présidente femme constitue un changement important pour les partisans de Bachelet, dans la mesure où il marque le signe de l’accomplissement réel d’une démocratie jusque-là perçue par une large part de la population comme limitée par le mot d’ordre du consensus. Hommes et femmes interrogés ayant voté pour Bachelet se rejoignent en ce sens : l’avènement d’une femme à la présidence est un signe de santé démocratique du Chili et ouvre à l’avènement d’une démocratie plus inclusive et plus participative. Cette opinion générale s’est consolidée au deuxième tour avec la réduction de l’écart, déjà peu significatif, entre le vote féminin et le vote masculin en faveur de Bachelet : l’écart de deux points enregistré au premier tour est en effet tombé à moins d’un demi-point au deuxième tour (53,7 % de votes féminins contre 53,33 % de votes masculins en faveur de Bachelet), montrant que les réticences de l’électorat masculin n’étaient pas assez significatives pour engendrer une opposition à Bachelet.
« Je vais travailler pour que toutes nos mères aient droit à une vieillesse digne », dit Bachelet pour annoncer la très attendue réforme du système de pensions de vieillesse qu’elle a annoncée avec l’appui de plusieurs députés. Bachelet symbolise les multiples fractures sociales qui traversent la société chilienne, cinquième pays du monde en termes d’inégalités sociales. Cette cristallisation des attentes sociales derrière le symbole de la femme comme emblème des injustices suscite une grande identification de ses électeurs à la présidente et permet de donner à ses projets, notamment à ceux de réforme du système de pension et de réforme du système électoral (de binominal à un système plus représentatif), une valeur de lutte contre les injustices. Il est à cet égard révélateur que malgré les promesses électorales de l’Alliance quant à l’octroi d’un salaire pour les femmes au foyer et l’absence d’équivalent du côté de la Concertation, la figure de Bachelet comme présidente ait permis de l’emporter dans ce pays où les femmes sont plus nombreuses à être inscrites sur les listes électorales que les hommes. Son discours résolument moderne concernant la nécessité de la mise en place d’un système de garderie adapté et sa condition de mère monoparentale – que la droite a essayé de discréditer – ont orienté l’identification féminine jusque dans les classes populaires autant que plus élevées. Témoigne aussi de cette identification le fait que durant le deuxième tour de l’élection, Bachelet a réussi à capter 2 % de l’électorat populaire féminin ayant voté pour Lavín (UDI) au premier tour.
L’histoire de la montée de la popularité de Bachelet témoigne de cet appui populaire ayant permis de pousser sa candidature en tant que femme. Présence discrète dans le monde politique jusqu’à sa nomination comme ministre de la Santé par le président Lagos en 2000, elle comptait déjà sur une certaine renommée de pédiatre et militante dévouée de la cause des femmes et des enfants dans les secteurs populaires de la population où le fait qu’elle soit médecin (comme le président Allende) lui a aussi valu des sympathies.
Échiquier politique chilien
La capacité de Bachelet à susciter l’adhésion à partir de sa position de femme est également indissociable de sa position sans équivoque en faveur d’une option de gauche rendant nécessaire un changement dans la manière de faire la politique au Chili. Issue de la Nueva Izquierda, un courant du Parti socialiste récoltant l’adhésion de la plus grande partie des jeunes militants du parti, sa méfiance à l’égard des grands dirigeants de la Concertation est connue et réciproque. Il est à cet égard important de considérer que sa victoire est aussi symptomatique d’un phénomène récent reconnu par l’ensemble des analystes politiques chiliens : une nouvelle orientation de l’électorat vers la gauche. Cette inclinaison s’affirme actuellement avec plus de vigueur que la montée du populisme de droite – dont le candidat Joaquín Lavín, défait lors du premier tour en décembre, était l’incarnation la plus éloquente. En ce sens, la préférence des votants populaires pour la militante de gauche classique chilienne qu’est Michelle Bachelet contre la droite populiste est emblématique. Le constant dialogue durant la campagne de Bachelet avec les secteurs sociaux organisés autour de la plateforme démocratisante « Pour un Chili Juste », agglutinant depuis la grève générale politique d’août 2003 les plus importants acteurs syndicaux réunis autour de la Centrale unique des travailleurs (CUT) et du syndicalisme autonome, a permis à Bachelet de capter la plus grande partie du vote ayant appuyé le pacte Juntos podemos au premier tour, et ce, malgré l’appel réitéré à l’annulation du vote par le candidat présidentiel défait au premier tour, Tomas Hirsch (PH). La montée d’aspirations démocratiques populaires autour de l’idée de justice a été reconnue par Bachelet durant la campagne et lors de son discours inaugural où elle a déclaré : « au Chili, on peut aimer la justice », une phrase chargée de sens dans le contexte actuel ou des sénateurs de droite, appuyés par la hiérarchie de l’Église catholique, tentent de faire passer un projet de loi annulant les peines des quelques militaires condamnés pour violations des droits humains, au nom de la réconciliation. La perception dans la population de l’engagement de la nouvelle présidente envers les secteurs populaires s’est vue confirmée dès sa première visite sur le terrain, que Bachelet a choisi spontanément de faire loin du regard des médias, à La Pintana, une des communes les plus pauvres de Santiago, où la présidente a obtenu son appui le plus élevé dans la région métropolitaine.
Perspectives de changement
Largement médiatisé, l’écart important de sept points ayant donné la victoire à Bachelet donne à la nouvelle présidente une grande légitimité à gouverner, tant dans la population l’ayant appuyée qu’au sein même de la Concertation ainsi que du Parti socialiste. Bachelet a en effet réussi à obtenir deux points de plus d’écart sur son opposant de droite que lors de la victoire de Ricardo Lagos contre Joaquín Lavín en 2000. Son gouvernement sera aussi celui de grands enjeux puisque, ayant fait élire 20 sénateurs contre 17 pour la droite, et 65 députés contre 54, la Concertation obtient pour la première fois la majorité aux deux chambres du parlement. De plus, la nouvelle présidente n’aura plus à faire face à l’opposition des sénateurs désignés, cette institution autoritaire héritée de la constitution léguée par Pinochet – abolie en juillet 2005. Dans ce contexte où l’obstruction de la droite aux réformes ne pourra plus être invoquée avec autant de facilité que durant les gouvernements antérieurs, le test décisif du quatrième gouvernement consécutif de la Concertation sera celui de la volonté réelle d’accéder aux demandes de démocratisation portées par des segments croissants de la population. Tandis que se succèdent les déclarations incendiaires de la droite, telles celle du sénateur de RN, Carlos Cantero, qui décrétait le 20 janvier que « la démocratie des accords entre en phase terminale », le modèle chilien de démocratie jusqu’à présent fondé sur la stabilité comme valeur centrale fait face à sa première possibilité réelle de renouveau.
[1] La Concertation est composée du Parti socialiste (PS), de la Démocratie chrétienne (DC), du Parti pour la démocratie (PPD) et Parti radical social-démocrate (PRSD).
[2] L’Alliance regroupe Rénovation nationale (RN) et l’Union démocratique indépendante (UDI).