La gauche « efficace » de Jean-François Lisée

No 029 - avril / mai 2009

Débat politique

La gauche « efficace » de Jean-François Lisée

Cache-sexe de la droite « respectueuse »

Jacques Pelletier

Il faut le reconnaître : Jean-François Lisée, comme publiciste, possède un incontestable talent. Il est à son meilleur lorsqu’il se consacre à la promotion de sa petite personne et, accessoirement, aux idées qu’il défend. Gérald Larose, un virtuose dans l’art de la formule qui fait mouche, l’admet d’ailleurs volontiers : Lisée, n’est rien de moins pour lui qu’une « puissante machine à idées ! » Dotée, au surplus, d’un sens supérieur de la synthèse, « un solidaire qui essaie d’être lucide », note pour sa part, avec finesse, Pierre Fortin qui ajoute : «  On peut se rencontrer quelque part. »

Où ? Au Parti québécois, bien sûr, lieu de rencontre obligé où se croisent, en toute civilité, tant les conservateurs lucides comme Lucien Bouchard que les progressistes pragmatiques comme Jacques Parizeau à qui Lisée dédie de manière ostentatoire son essai récent, Pour une gauche efficace [1]. C’est donc le point de vue du courant identifié à son ex-patron, prétendument réformiste, que cet intellectuel organique, ancien conseiller des Princes et rédacteurs de leurs discours, ayant joué un rôle stratégique dans l’histoire de ce parti au cours des 15 dernières années, défend avec opiniâtreté, sinon conviction, dans son ouvrage qui s’apparente par moments à un programme politique.

La «  gauche efficace » de Lisée, expression dont la paternité reviendrait à François Legault, ancien ouvrier devenu millionnaire et néanmoins dévoué au service public, c’est la « gauche de gouvernement », par opposition à la « gauche classique », protestataire, vouée à la défense des acquis sociaux et qui se méfie du changement, gauche immobile figée dans l’éternité. Une gauche qui critique, qui réclame, qui manifeste, mais qui refuse d’assumer les responsabilités associées au pouvoir ; ce que fait en revanche sa rivale, la « gauche efficace » telle qu’on la retrouve, par exemple, au Parti québécois ou au Parti socialiste français, formations dont se réclame idéologiquement Lisée.

Cette gauche est réformiste. Elle estime que le progrès social passe d’abord par une augmentation de la richesse, elle-même liée à des gains de productivité. Elle fait de cet objectif central, auquel elle entend associer les syndicats et l’État, une priorité économique et politique. Il faut, dit Lisée, proposer un « nouveau pacte entre l’économique et le social », un contrat qui «  scellerait une collaboration nouvelle entre les créateurs de richesse classiques et un gouvernement de la gauche efficace ». Cette alliance serait facilitée par ailleurs par un État lui-même fort, efficace et « compétitif », régi par l’esprit d’entreprise et la loi de la concurrence.

Tout cela n’est pas très nouveau bien entendu. Le Parti québécois, depuis les origines, fait reposer son programme et son discours politiques sur la sainte alliance de l’État et des PME. La perspective de Lisée se distingue cependant par sa conception de l’État comme étant non seulement un appareil d’arbitrage et de régulation sociale, un acteur économique majeur, mais une véritable entreprise visant comme celles-ci la « rapidité, l’efficacité et la souplesse ». Bref, le service public est conçu sur le mode du privé, selon sa logique et ses impératifs. Et le processus de privatisation, déjà en cours dans les grands services publics comme l’éducation et la santé, est appelé à se déployer dans le cadre même de l’État.

Dans cette perspective, on comprendra que la logique capitaliste elle-même n’est jamais interrogée et encore moins remise en question. Les réformes sont les bienvenues, à condition qu’elles s’inscrivent dans la logique générale de la privatisation totale du système.

Il faut combattre la pauvreté, le décrochage scolaire, l’analphabétisme : ça coûte cher et c’est un obstacle à l’accroissement des richesses. Il faut faciliter la scolarisation universitaire en la considérant comme un investissement d’abord individuel et indirectement collectif. Il faut taxer les produits de luxe, augmenter la taxe de vente du Québec, plafonner les RÉER et autres CELI, mais pas question de hausser les impôts, car ce serait « politiquement impossible » en contexte nord-américain, ce serait considéré comme une « abomination ». Ah bon ! Et pourquoi donc ? Parce que ça toucherait surtout les haut salariés et les riches ? L’« abomination », ce serait ça par conséquent ?

En revanche, on réduira le fardeau fiscal des entreprises pour accroître la productivité et éviter, bien entendu, que les consommateurs aient à assumer les hausses de prix et les travailleurs des suppressions de postes ; pas pour augmenter leurs parts de profit, comme pourraient le penser les partisans sectaires de la « gauche classique » et forcément inefficace ! On rebaptisera le filet social – vieille appellation bâtarde ! – « fil » social, un fil que pourra suivre « le citoyen, le salarié, “l’individu humain”, tout au long de son parcours vers ce qu’il considère être sa réussite ». Ce fil, « l’individu humain », dénomination piquée à Jaurès, aura bien du temps pour le débobiner car la vie active, désormais, durera 45 ans, rien de moins, avant que survienne l’âge béni de la retraite. Aujourd’hui il en faut généralement 35 ou 40, et plusieurs considèrent que c’est déjà trop. Lisée fait mieux : il en promet 45 au moins, comprenant, au besoin, des années sabbatiques rémunérées mais au profit d’une retraite allongée d’autant. Ce n’est pas grave et on aurait bien tort de s’en faire compte tenu que l’espérance de vie s’allonge : le temps d’exploitation, qui est pour lui un temps d’accomplissement, s’en accommodera allégrement.

Ce sont là quelques exemples prélevés sur un vaste corpus de réformes en tout genres et pointant en plusieurs directions. Certaines sont intéressantes, d’autres discutables. Elles s’inscrivent toutes, toutefois, dans la perspective d’un développement social et économique régi par le marché, la loi de la concurrence et du profit, bref du capitalisme comme stade d’évolution indépassé et indépassable.

Si l’on admet cette hypothèse de travail, le monde enchanteur, proposé par notre auteur, avec un enthousiasme par moments lyrique, apparaît sans doute comme le meilleur des mondes possibles.

Si on la refuse, ce qui est le cas de la gauche radicale, ses propositions sont, comme il le signale lui-même, des « politiques de droite à peine déguisées sous un vocabulaire social-démocrate ». On ne le contredira pas là-dessus : son discours, en effet, ne peut tromper personne, sauf lui-même et les bons apôtres qui appartiennent à sa chapelle qui ne réunit que du beau monde si l’on en juge par les figures évoquées et invoquées tout au long de son ouvrage [2]. On aura compris que ce n’est pas la nôtre.


[1Jean-François Lisée, Pour une gauche efficace, Montréal, Boréal, 2008.

[2Pour ne pas donner un tour trop polémique à cette discussion, je n’insiste pas sur la posture rhétorique et politique douteuse dont relève cet essai : flagornerie à l’endroit des « grands » du milieu politique (Bouchard, Parizeau au Québec, Jospin, Aubry et Royal en France), complaisance à l’endroit des vedettes médiatiques (Céline Dion, Ginette Reno), complicité feinte avec les adversaires politiques quand ce n’est pas leur récupération pure et simple (ainsi Jaurès, révolutionnaire transformé en humaniste bourgeois), célébration ostentatoire des riches et célèbres… Bref, tout ce qui assure à cette entreprise son caractère de racolage particulièrement narcissique et obséquieux.

Thèmes de recherche Politique québécoise, Livres
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