Éditorial du no. 29
Passer à la Caisse
La Caisse de dépôt et placement du Québec annonçait en février 2009 des pertes de 40 milliards $, mettant au jour l’absurdité et l’illégitimité d’un système économique qui donne à gérer aux amis des patrons l’épargne de millions de personnes. Les apparatchiks et boursicoteurs de la Caisse bénéficient apparemment d’une impunité garantie, une impunité « collective » renforcée par la tendance forte à jeter le blâme sur quelques brebis galeuses « incompétentes » et « irresponsables ». Pourtant, la question n’est pas tant de trouver des personnes responsables que d’identifier un système inique qu’il est possible de changer.
À la suite du dévoilement partiel des résultats de la Caisse, l’opposition parlementaire a exigé la tenue d’une enquête publique. Quelques jours plus tard, l’agence new-yorkaise Standard & Poor’s annonçait la mise sous surveillance de la cote de la Caisse de dépôt en raison, notamment, du « débat au sein de la classe politique quant à la possibilité qu’il y ait des changements plus fondamentaux sur les liens entre la Caisse et le gouvernement du Québec, ce qui pourrait réduire le niveau d’indépendance dans le choix des décisions d’investissement ». En clair, la Standard & Poor’s s’inquiétait du fait que la population demande des comptes à la Caisse ! Le gouvernement a réagi en stigmatisant l’opposition qu’elle accusait de vouloir « politiser » la gestion de la caisse, remettant ainsi en cause sa sacro-sainte « indépendance ».
Soulignons d’abord l’hypocrisie qui consiste à dire que la Caisse est indépendante. En effet, cette indépendance toute relative est d’abord une décision politique : en 2004, le gouvernement libéral faisait passer une loi-bâillon modifiant le mandat de la Caisse de dépôt, escamotant son rôle déjà fort questionnable de « développement économique du Québec » pour lui en assigner un nouveau, celui d’obte¬nir les meilleurs rendements possibles. Mais, derrière l’impératif de rendement, n’y a-t-il pas l’idée de « prêter du capital de risque aux entrepreneurs » ? En donnant à la Caisse le mandat d’investir les fonds publics dans des véhicules financiers qui irriguent les aventures des capitalistes, on a pris une décision bel et bien « politique ». Qu’on la présente comme le contraire d’une décision (une réforme « nécessaire ») est le fait de l’idéologie néo¬libérale. Déclarer « indépendante » la Caisse après lui avoir assigné l’obligation de se soumettre au grand capital ne fait qu’ajouter à la fourberie.
Et quelle indépendance ! Son ancien PDG, Henri-Paul Rousseau, a d’abord fait carrière à la Banque nationale puis à la Banque laurentienne avant d’être nommé à la Caisse, pour enfin passer chez Power Corporation à l’automne 2008 dans les conditions que l’on connaît. Son successeur Michael Sabia, qui vient d’être nommé dans une manœuvre qui rappelle le copinage à la Duplessis, était un dirigeant du Canadien national avant d’être PDG de BCE. Nous avons donc affaire à des gens du sérail patronal, des gens dont on peut douter de l’« indépendance » par rapport au monde des affaires.
Devant cette situation, il semble plus nécessaire que jamais de libérer l’argent du contrôle des banquiers et de leurs acolytes. Pour y arriver, plusieurs, à gauche, exigent de rebâtir d’urgence les réglementations éliminées au cours des dernières années, d’interdire les fonds spéculatifs, de s’attaquer aux paradis fiscaux, d’interdire aux banques de faire affaire avec les institutions bancaires off shore, de réduire drastiquement les salaires des banquiers, de séparer les banques de commerce des banques d’investissement. En d’autres mots, d’entreprendre une véritable nationalisation des banques et une « repolitisation » des institutions gérant l’épargne collective, telle la Caisse de dépôt. Ces mesures, le plus souvent simples et parfaitement exécutables, relèvent du bon sens, mais exigent des gouvernements une denrée rare : de la volonté politique.
Mais il ne suffit pas d’appeler de nos vœux un retour de l’interventionnisme de l’État dans l’économie. En effet, n’en déplaise à la vulgate néolibérale, le marché est une réalité construite, une organisation de la répartition des richesses qui requiert déjà l’intervention active de l’État, lequel a mis en place et continue de pourvoir un système de droit spécifique : le droit civil, la loi sur les compagnies, la réglementation des affaires, la garantie des contrats par le système de justice, la surveillance des Bourses, la délivrance des permis, l’octroi de subventions et de crédits d’impôt, le contrôle des douanes et des frontières, etc. Autant de mécanismes sans lesquels le « marché » n’existerait pas.
Dès lors, il paraît erroné d’opposer à la mauvaise rationalité du « libre marché » une bonne rationalité de la régulation étatique. Cela étant, demander le « retour » de l’État sans questionner le contenu ou la nature de son intervention est à la fois insuffisant et porteur de malentendus pouvant avoir de tragiques conséquences. Un nouveau compromis social-démocrate, keynésien ou fordiste pourrait renforcer le gouvernement entrepreneurial sans toucher à la répartition des revenus entre travail et capital ; il pourrait brider la spéculation « excessive » sans empêcher l’extension de la rationalité marchande à toutes les sphères de l’existence humaine ; il pourrait « réformer le capitalisme » sans enrayer la conformation de l’action publique aux critères de la rentabilité et de la productivité. Cet éventuel compromis interventionniste, qu’il soit ou non accompagné d’engagements ronflants sur la « bonne gouvernance » et la « transparence », est enfin peu susceptible de nous sortir de l’ornière gestionnaire qui étouffe toute réflexion sur l’administration, « au détriment des considérations politiques et sociales qui, comme l’affirment Pierre Dardot et Christian Laval dans La nouvelle raison du monde (La Découverte, 2009), permettraient de faire apparaître à la fois le contexte de l’action publique et la pluralité des options possibles ».
Et c’est justement sur cette pluralité des options possibles qu’il convient maintenant de nous questionner et de débattre. Subordonner l’économique au politique, oui, appeler de nos vœux une « volonté politique », oui encore, mais pas n’importe laquelle ! Comment mettre en branle une volonté politique agissant selon des principes d’égalité de tous et de toutes, de justice sociale, de solidarité et de souveraineté des peuples ? La socialisation, la collectivisation ou même, au minimum, la démocratisation d’une part importante du capital financier peuvent-elles être envisageables sérieusement – ou défendues ardemment – sans les faire contribuer à une véritable « crise » politique et sociale capable de remettre fondamentalement en cause l’essence même des rapports sociaux de la société capitaliste ? Nous ferions se lever un horizon politique combien plus enthousiasmant si nous pouvions sortir de la « gestion de crise » et entrer dans une véritable prise en charge à la racine du problème qu’est la subordination de toute activité humaine à une quête effrénée du profit.