Les mutations du Forum social mondial à Belém
Vers un alter-altermondialisme ?
Voyage presque au centre de la Terre, puisque Belém est aux portes de l’Amazonie, poumon vert de la planète, mais surtout au centre de l’alter, car la ville a accueilli récemment le Forum social mondial. Plongée dans le désordre haut en couleur d’un altermondialisme introspectif en quête d’identité consensuelle.
Après le « Biem-vindo » (Bienvenue) servi par un charmant sourire brésilien, la deuxième chose qui nous accueille à Belém, c’est la pluie. La troisième devrait donc être le soleil, car comme l’affirme le dicton, après la pluie, le beau temps.
Une pensée qui devait probablement trotter dans les têtes d’une partie des 100 000 participantes qui se sont rassemblés à Belém, une semaine durant, autour de la maxime « um autro mundo é possivel ! » (un autre monde est possible) lors de la neuvième édition du Forum social mondial. En effet, après des mois de mauvais temps à coups de tempêtes financières et d’ouragans boursiers, on aurait pu croire inévitable l’annonce de jours meilleurs. Car comme dans tout système, lorsque le modèle en vigueur se dérobe, on s’attend généralement à ce qu’une alternative émerge et reprenne les rennes. Pourtant, au sortir du forum, considéré comme le point de convergence annuel de l’altermondialisme, on comprend que cela ne sera pas pour demain : le paradigme alternatif en question s’apparente davantage à une mouvance en quête d’identité consensuelle qu’à un mouvement unifié capable de « gouverner » le monde différemment.
Un espace dynamique en mouvement
La subtilité de la devise du Forum social mondial (FSM) réside dans le fait qu’elle ne prône pas de prime abord un monde meilleur, mais invite à la réflexion sur la multitude d’options qui sont envisageables. Il s’applique ainsi à démontrer, dans son désordre hétérogène et haut en couleur, que différentes solutions sont envisageables. Et qu’être altermondialiste aujourd’hui n’est pas exiger le remplacement d’une pensée unique par une autre. Une réponse au « There is no alternative » (il n’y a pas d’alternative, expression de l’ex-première ministre britannique Margaret Thatcher) martelé durant les années 1980 pour justifier le libéralisme.
Et c’est toute cette diversité bariolée de la société humaine qui est venue s’exprimer le temps de quelques jours sur les campus de l’UFPA (Université Fédérale du Pará) et de l’UFRA (l’Université Fédérale Rurale d’Amazonie), transformés pour le coup en véritables laboratoires expérimentaux. Durant la journée, on s’essaie, au cours des ateliers aux formes tantôt classiques tantôt novatrices, de refaire le monde. Le soir, aux différents campements, se testent différentes philosophies de vie. Le tout ici dans une ambiance affranchie de toute fièvre contestatrice, l’atmosphère étant à l’image de l’attitude brésilienne, détendue et festive. À l’opposé de ce que l’on aurait pu attendre pour un événement de ce type.
En effet, le Forum social mondial, dans sa première édition en 2001 à Porto Alegre (Brésil), qui avait rassemblé près d’une dizaine de milliers d’actifs militants autour de la volonté de « résister au néolibéralisme et à la domination du monde par le capital et par toute forme d’impérialisme », comme l’indique la définition inscrite à la Charte des Principes du forum, était clairement empreint de l’idée d’opposition. Aujourd’hui, au lendemain de sa neuvième tenue, il apparaît clairement que d’une « simple » – rien n’est moins évident que de rassembler une mouvance nébuleuse… – réponse sous forme de contre-sommet au Forum économique mondial qui se tient chaque année à Davos, le FSM s’est muté au fil des ans en un véritable espace plus ouvert de réflexion et de rencontre. Pour Dominique Caouette, professeur au département de science politique de l’Université de Montréal, « dorénavant, Davos est le prétexte à la formation du Forum social ; ce dernier n’est pas uniquement l’envers de la médaille, il incarne désormais quelque chose de plus large, complexe et pluriel. » Comme preuve, les manifestations, qui ont eu lieu cette année non plus au FSM comme c’était le cas avant, mais bien aux portes du Forum économique. En partie grâce à un renouveau des acteurs participants au FSM.
En mal de légitimité et de poids, l’altermondialisme a fourni, au cours des forums, de gros efforts d’ouverture qui ont eu pour conséquence de faire renouer l’espace avec son sens premier latin : une plateforme ouverte qui sert à la mise en contact de tous. Les connexions internationales ne se font alors plus qu’entre petits réseaux mais avec un public beaucoup plus large à tous les niveaux. À Belém, c’est près de 6 000 organisations qui étaient ainsi sur place, œuvrant pour un réseautage transnational beaucoup plus dense. En corollaire, les 10 000 « agités » se sont alors retrouvés dilués dans une foule de plus de 130 000 participantes, ce qui a considérablement contribué à diminuer l’effet protestataire du forum. L’esprit de contestation a fait place à un esprit de réflexion et d’humilité, et l’espace se mute en un lieu où l’on entrevoit de nouvelles façons de considérer les choses. La richesse du FSM est de permettre de « sortir des cases », comme le résume Germain, étudiant en coopération internationale : « Notre monde est vu comme fini : il est vu comme un choix entre des systèmes politiques existants, entre des évènements existants, entre des métiers existants. Or le FSM le montre : il est en lui-même un évènement en invention, un OSNI (Objet Social Non Identifié) entre les colloques, les conférences, les rassemblements, les fêtes… Il est en soi une alternative. »
Les voies impénétrables de l’altermondialisme
Mais si tous s’accordent à peu près pour reconnaître que le forum est une alternative en soi, tous ne se rejoignent pas quant à la finalité qu’il doit posséder. Patrick, étudiant québécois fort de sa présence au FSM, résume pragmatiquement : « L’hétérogénéité des participants et des idées qui cheminent tend à démontrer que plusieurs mondes sont possibles, mais que personne ne s’entend réellement sur la voie à privilégier. Cette diversité comporte une multitude d’avantages, mais nuit également à la clarté du message qui ressort du forum et, à terme, à son impact... Quelle voie devrait donc être prise par le forum pour que l’ensemble du monde y voit ressortir un projet de société solide, uni et crédible ? Une telle chose est-elle possible ? Et souhaitable surtout ? » En effet, tous ne sont pas d’accord sur le fait de vouloir lier à une approche instrumentaliste en l’amarrant à une influence directe. Pour eux, il doit rester une simple plateforme. C’est pourquoi les forums sociaux mondiaux ne se clôturent jamais par un communiqué mais par une assemblée de tous les mouvements sociaux présents.
Dans les faits, « OSNI oblige », la pratique arrive à se situer entre ceux qui demandent à ce que le FSM reste un simple espace d’échange et ceux qui souhaitent voir le Forum déboucher sur des mesures alternatives concrètes, ce qui n’est pas pour aider sa quête d’identité. C’est ainsi que l’édition 2009 s’est ouverte au politique (où bien s’est-il invité tout seul ?), avec une conférence rassemblant les cinq présidents latino-américains les plus à gauche, ceux de l’Équateur, du Paraguay, de la Bolivie, du Venezuela et du Brésil. Dans la soirée du 31 janvier, le « front anti-américain », qui a boycotté le forum de Davos, a ainsi lancé des diatribes anticapitalistes devant un parterre de 8 000 personnes : « un autre monde est non seulement possible mais il est surtout nécessaire. Il n’y a plus de temps à perdre. Si les peuples du monde ne sont pas capables d’enterrer le capitalisme, le capitalisme enterrera la planète. Il faut lutter contre le poison néolibéral. » Reste à savoir si cela a contribué davantage à décrédibiliser le FSM ou bien à lui donner du poids.
Ce grand rassemblement de « citoyens du monde », comme aiment à s’appeler un certain nombre de participants dormant à « l’acapamento pangeia », en hommage à Pangée, le continent unique, venus discuter dans la joie et la bonne humeur le temps de quelques jours de leurs problèmes -mais pas assez partager leurs solutions —, fait ainsi du Forum social mondial un rendez-vous unique en son genre. Plus qu’une dynamique de contre-sommet, mais moins qu’un processus de table ronde de la part de la mouvance altermondialiste, ce qui rend relativement difficile l’annonce d’un bilan. L’impact est plus diffus, à chercher davantage dans les questions et les images que les individus ramènent dans leur tête, dans les contacts entre réseaux effectués pour des actions ultérieures, etc., autant de choses qui ne se mesurent pas véritablement. A contrario, ce côté tribune aux effets abscons, apologie de la diversité, reconnaissant la pluralité des options mais pas celle à privilégier, dessert la diffusion d’un message clair, si tant est qu’il y en a un.
Le concept de forum a indéniablement de beaux jours devant lui, puisqu’il est repris et décliné aux échelles continentales, régionales, nationales, provinciales et locales, mais reste à savoir si ce sera en tant que fer de lance de la fibre altermondialiste, et si oui, laquelle, ou bien plus modestement en tant que plateforme citoyenne d’échange. En attendant, après la pluie, Belém scintille, le monde continue de tourner (pas) rond et prochain rendez-vous au Forum social du Québec à l’automne prochain.