Quand notre système se moque de la planète
On étouffe le Lac Saint-Pierre
Le fleuve Saint-Laurent est l’un des cours d’eau les plus imposants du continent. Son importance pour notre société se situe à plusieurs niveaux, tant historique, scientifique, écologique qu’économique. Pour les Québécoises, il est même porteur d’une fibre identitaire. Mais derrière sa puissance on refuse toujours d’admettre sa fragilité. Aujourd’hui, notre fleuve est malade et le traitement qu’on lui impose n’est pas sur le point de changer.
Fondamentalement, le fleuve est un milieu de vie pour la flore et la faune, un milieu écologiquement fragile. La survie de plusieurs espèces dépend d’un équilibre entre les divers constituants chimiques, notamment les sels minéraux et les gaz dissous dans l’eau, plus ou moins limpide, de nos lacs, ruisseaux et rivières, qui se déversent dans le fleuve. Mais cet équilibre est grandement compromis par l’activité humaine.
Le lac Saint-Pierre, un élargissement du fleuve Saint-Laurent d’environ 10 kilomètres sur une longueur de 30 entre Montréal et Trois-Rivières, est considéré comme un joyau au point de vue de la biodiversité. On y retrouve notamment 288 espèces d’oiseaux, 78 espèces de poissons, 23 espèces de mammifères et 13 espèces d’amphibiens. Il représente la plus importante halte migratoire dans l’est du Canada et la plus importante héronnière en Amérique du Nord, avec environ 1 300 nids.
La valeur de cet écosystème lui a valu le titre de Réserve de la Biosphère par l’UNESCO en 2000. Les réserves de la biosphère sont des parties d’écosystèmes terrestres ou côtiers où citoyens, entreprises et gouvernements se sont engagés à vivre et à travailler davantage en harmonie avec la nature.
Cette reconnaissance, qui a été attribuée à seulement 12 sites au Canada, est non seulement un titre flatteur, mais constitue aussi une responsabilité collective pour en préserver la valeur écologique. Pourtant, plusieurs menaces, découlant de l’activité humaine, pèsent toujours sur la préservation de ce patr moine écologique québécois.
Pisse de porc et pesticides
Les gestes sont souvent plus parlants que bien des discours. En décembre 2004, le gouvernement Charest a levé le moratoire sur la construction de nouvelles porcheries qui était en vigueur depuis juin 2002. Il l’a fait malgré les sérieuses réserves soulevées par les résultats de la consultation publique sur le développement durable de la production porcine au Québec effectuée en 2003 par le Bureau d’audience publique sur l’environnement (BAPE). Le rapport faisait état des effets de cette industrie sur la santé de la population du Québec et de l’environnement.
La volonté de Québec de diminuer l’utilisation des pesticides s’est soldée par la Loi sur les pesticides et par une stratégie phytosanitaire qui visait une réduction de 50 % de l’utilisation agricole globale des pesticides entre 1992 et 2000. Constat ? En 2003, le ministère de l’Environnement du Québec indiquait plutôt une augmentation de 6 % des ventes des pesticides agricoles.
Quatre affluents majeurs du lac Saint-Pierre se situent principalement en région agricole, soit les rivières Yamaska, Nicolet, Saint-François et Richelieu. Les phénomènes d’érosion des terres cultivées, en l’absence de bande riveraine boisée, chargent les rivières de matières en suspension. Elles se sédimentent à leur embouchure contribuant aussi au processus d’envasement du lac.
Des engrais surabondants
Autre constat préoccupant, les experts s’entendent pour dire que la qualité de l’eau dans ces bassins versants est mauvaise en raison principalement de leur forte concentration en nitrates et en phosphates. Des composés, qu’on retrouve dans les fertilisants (fumier, lisier et engrais synthétique) de la ferme et qui sont bien entendu des éléments nutritifs essentiels à la croissance des plantes.
Mais pour l’ensemble du Québec, les phosphates contenus dans les fumiers et lisiers suffiraient à combler les besoins de l’ensemble des cultures. Par ailleurs, dans les bassins versants les plus denses au point de vue de l’élevage, les apports en fumier sont excédentaires. Quand on tient compte des engrais de synthèse qui sont utilisés en plus des engrais organiques, les terres agricoles du Québec obtiennent un surplus de 70 % de phosphates.
Plusieurs organismes voués à la protection de l’environnement ont dénoncé les dommages aux cours d’eau causés entre autres par la mauvaise gestion des fertilisants. Déjà, en 1996, le vérificateur général du Québec dénonçait le fait que les épandages de déjections animales ne sont pas faits en fonction des besoins des cultures mais plutôt en fonction des excédents des fermes porcines.
Un mémoire particulièrement étoffé a été présenté par le Réseau québécois des groupes écologistes à la Commission sur l’avenir de l’agriculture et de l’agroalimentaire du Québec en 2007. Les recommandations portent sur une gestion intégrée par bassin versant plutôt que par ferme, la préservation de bandes riveraines boisées le long des cours d’eau, le dosage des fertilisants en fonction des besoins réels des terres de culture et la valorisation de l’agriculture à petite échelle, biologique et diversifiée, plutôt qu’industrielle et chimique.
Mourir sur un lit d’algues
Un jour ou l’autre, par ruissellement ou par infiltration dans les eaux souterraines, les excédents de phosphate et de nitrate sont entraînés dans les cours d’eau, faisant passer leurs concentrations dans nos rivières rurales à des taux de deux à six fois plus élevés que le seuil de 0,03 ppm (partie par milion) généralement accepté comme critère de qualité environnementale.
Ces excès de phosphate accentuent la prolifération des algues et des plantes aquatiques. Les microorganismes, qui s’en nourrissent, consomment une partie de l’oxygène dissous du plan d’eau, nécessaire à la survie de certaines espèces aquatiques, en premier lieu les poissons. Ce phénomène de mort du plan d’eau, nommé eutrophisation, qui est naturel à l’échelle géologique, est alors grandement accéléré.
Ces dernières années, on voit ainsi proliférer les algues bleues dans plusieurs lacs et rivières. Ces algues, en plus de causer l’eutrophisation, produisent des toxines néfastes pour les organismes aquatiques et les humains. Elles causent la fermeture des sites de baignade et mettent en danger les approvisionnements en eau potable de plusieurs municipalités riveraines. Cette pollution des affluents se retrouve concentrée à leur embouchure, aux abords du lac Saint-Pierre, là où le régime d’écoulement est déjà stagnant.
Les rivières agricoles contiennent toujours des concentrations importantes de pesticides, et ce, malgré les politiques publiques visant à en réduire leur utilisation. Dans la rivière Yamaska, la concentration du désherbant « à tout faire » dicamba dépasse la norme acceptable dans 80 % des échantillons analysés et pour ce qui est de l’atrazine, dans 30 % des cas.
L’atrazine est un herbicide interdit en Europe. Il est utilisé principalement dans les cultures de maïs. Pour le Saint-Laurent, sa principale source demeure encore le lac Ontario, qui compte pour 90 % des 16 000 kilogrammes qui empoisonnent annuellement le fleuve. Plusieurs recherches démontrent que l’atrazine dérègle les hormones sexuelles, allant jusqu’à la démasculinisation. Les effets sont désastreux sur la reproduction des poissons et des amphibiens.
Un air d’égout
Le lac Saint-Pierre reçoit également des eaux usées en provenance de la région métropolitaine de Montréal. À elle seule, la station de traitement de Montréal traite 40 % des eaux usées du Québec. Son débit journalier moyen est d’environ 2,7 millions de mètres cubes, c’est-à-dire l’équivalent de la rivière L’Assomption.
Le traitement comporte une étape de filtration puis de décantation. Il permet de retirer la plupart des matières en suspension et les phosphates, mais comme on ne pratique pas de désinfection, les rejets sont chargés de coliformes fécaux. Inutile de s’étendre sur les effets néfastes qu’ils font peser sur la santé publique. Et on ne parle même pas ici des eaux usées industrielles, qui elles, contiennent tout un mélange de polluants chimiques.
La qualité de l’eau du fleuve, déterminée par l’IQBP (indice de qualité bactériologique et physico-chimique) tient compte de plusieurs paramètres. Elle était jugée satisfaisante pour 65 % des stations durant la période de 1995 à 2002, mais entre 2003 et 2006 on ne comptait plus que 33 % des stations. L’évaluation tient en compte huit variables : phosphore total, coliformes fécaux, turbidité, azote ammoniacal, nitrites-nitrates, chlorophylle a, oxygène dissous et pH.
Le canal commercial Saint-Laurent
Selon le professeur et chercheur en limnologie à l’Université de Montréal, Richard Carignan, l’envasement du lac Saint-Pierre, combiné avec l’établissement de plantes aquatiques qui résulte des excédents de nutriments, causera sa disparition d’ici un siècle si rien n’est fait. On ne trouvera plus qu’un étroit chenal et de grandes étendues marécageuses, bouleversant ainsi l’habitat de plusieurs espèces animales. En Amérique du Nord, une trentaine d’espèces de poisson ont déjà disparu depuis un siècle et environ un tiers des espèces restantes ont un statut de conservation préoccupant.
La modification de l’habitat a des conséquences directes sur la capacité de reproduction de certaines espèces, en particulier les espèces lithophiles, qui déposent leurs oeufs sur des graviers ou de la roche et qui composent 50 % des espèces du fleuve. C’est une catastrophe lorsque le fond devient vaseux et se recouvre d’algues. Dans cette perspective, le statut préoccupant d’espèces menacées comme le chevalier cuivré ou le brochet d’Amérique est directement lié au sort du lac Saint-Pierre.
Les opérations de dragage pour mettre en place et maintenir la Voie maritime du Saint-Laurent ont modifié l’écoulement naturel du lac. À l’origine peu profond, environ trois à cinq mètres, il ne permettait pas le passage des énormes paquebots qui remontent aujourd’hui le Saint-Laurent à partir de l’Atlantique jusqu’aux Grands Lacs. C’est pourquoi le gouvernement fédéral a permis le dragage d’un chenal de navigation de 12 mètres de profondeur et 245 mètres de largeur. En conséquence, on a concentré le débit au centre du lac et provoqué ainsi la stagnation de l’eau au bord des berges. Cela, combiné avec l’apport continu de résidus issus de l’érosion de ces berges (causée justement par les vagues produites par cette circulation maritime) accélère la sédimentation. Ce qui contribue à l’envasement du lac Saint-Pierre, à un taux atteignant deux à trois centimètres par année.
Plusieurs activités comme le canotage, la baignade, la pêche sont ainsi compromises par la dégradation du lac et de ses affluents. Cela aura nécessairement des impacts négatifs sur les activités socioéconomiques et récréotouristiques des villes et villages riverains.
Out les navires !
Se basant sur une étude d’Environnement Canada, la Coalition Eau Secours déplore les effets du dragage et du contrôle du débit du fleuve et souhaite la mise en œuvre de solutions alternatives. Richard Carignan et sa collègue Christiane Hudon, spécialiste en écologie des plantes aquatiques, recommandent de ne pas draguer davantage le fleuve. Ils réclament même le contraire : favoriser la circulation des barges de lac au lieu de permettre à tous les navires océaniques de naviguer sur la voie maritime. Et ainsi laisser tranquillement le chenal se combler naturellement.
Dans le même ordre d’idée, un moratoire sur le transport maritique sur le Saint-Laurent pourrait permettre de développer le transport intermodal. Limiter l’entrée des bateaux commerciaux océaniques sur le fleuve en aval de Québec. Permettre le transbordement des marchandises sur des trains et des barges de lac ne relancerait par seulement l’économie dans les régions éloignées de la province mais en plus préserverait notre patrimoine fluvial et les espèces qui en dépendent d’une dégradation écologique. De plus, ça permettrait de mettre de l’avant l’économie de l’écotourisme fluvial.
Malgré les recommandations et les cris d’alarme de plusieurs groupes, le gouvernement de Stephen Harper garde toujours dans son plan de travail la possibilité d’un dragage additionnel de la voie maritime du Saint-Laurent pour permettre plus de passages de paquebots encore plus gros. De quel développement durable parle-t-on quand il n’est compatible qu’avec les idéologies capitalistes de nos élus actuels ?