Débat politique
L’autre gauche, celle qui lutte
Pierre Beaudet, On a raison de se révolter, Chronique des années 1970, Montréal, Écosociété, 2008.
La « gauche efficace » de Lisée ne se définit pas tant contre la droite dont elle apparaît comme une variante soft que contre la gauche protestataire qui se contenterait de critiquer l’ordre établi et se vouerait ainsi à la marginalité. Or cette gauche, qui est représentée aujourd’hui sur la scène politique par Québec solidaire, n’est pas une simple force de contestation ; elle formule aussi des propositions qui s’inscrivent cependant dans le cadre d’une remise en question globale de la domination, ce que ne fait pas le réformisme tiède prôné par l’intellectuel organique du PQ.
Or il faut savoir que ce courant, qui s’est cristallisé depuis quelques années dans le « parti des urnes et de la rue », est lui-même le produit d’une histoire. Il constitue en effet le prolongement des expériences politiques initiées par le Rassemblement pour l’indépendance nationale (RIN) durant les années 1960, poursuivies par les.organisations activistes comme le Front de libération politique (FLP) au tournant des années 1970 et relancées par des réseaux militants comme le Regroupement pour le socialisme (RPS) et le Mouvement socialiste (MS) durant la deuxième moitié des années 1970.
C’est cette longue histoire, encore largement méconnue, qu’évoque Pierre Beaudet dans On a raison de se révolter. Il le fait à partir de sa propre expérience de militant. Son livre se présente d’abord comme un témoignage dans lequel il entend régler des comptes avec son passé. Mais il le fait également pour éclairer une période d’ébullition sociale et politique intense qui demeure encore mystérieuse, d’autant plus qu’elle n’a guère été décrite et encore moins analysée. Une visée historiographique inspire donc son entreprise qui procède toutefois essentiellement d’une narration sous forme de récit à la première personne, donnant une interprétation très subjective des événements et des enjeux qui leur étaient associés.
La chronique de Beaudet commence ainsi par la fin si l’on peut dire. Elle s’ouvre sur le rappel de l’étrange procès par lequel se conclut son expérience militante et au terme duquel il se retrouve exclu de l’organisation, Mobilisation, qu’il avait lui-même fondée avec quelques camarades au cours des années antérieures. Procès tout à fait typique des célèbres « procès de Moscou », en forme d’autocritiques sinistres, dont furent victimes nombre de marxistes inorthodoxes dans les partis communistes durant la période de la guerre froide et de ses suites. C’est donc à partir de cette parodie de procès, d’un point de vue rétrospectif, que l’auteur construit son récit, et à partir d’une question : comment a-t-on pu en arriver là ?
Pour le comprendre, Beaudet rappelle longuement les principaux « moments » qui scandent la période allant de la seconde partie des années 1960 jusqu’au tournant des années 1980. Il rappelle d’abord l’effervescence qui caractérise à la fois le mouvement étudiant, qui se dote d’organisations nationales au cours de ces années, et le mouvement indépendantiste qui connaît une émergence et une expansion rapides grâce aux talents oratoires de Pierre Bourgault et organisationnels d’une Andrée Ferretti. Il situe cette effervescence dans le cadre plus général d’une part de la décolonisation, d’autre part de la montée des rébellions étudiantes sur le plan international dont Mai 1968 allait devenir le symbole et l’icône.
Au Québec, cette phase d’ébullition culmine dans l’hyper-activisme dans lequel s’engouffrent de nombreux jeunes militants au cours des années 1968-1970, engagés pour certains dans le FLQ, pour d’autres dans des organisations comme le FLP. Beaudet, pour sa part, s’implique à fond dans ce type d’action où la manifestation est pratiquée comme un sport de combat, avec les limites inhérentes à ce genre de tactiques exemplaires qui effraient autant les masses qu’elles ne les attirent vers les groupes qui y ont recours.
Le mouvement, en prenant conscience, emprunte une autre voie durant des années qui suivent, dans le cadre du mouvement de création de Comités d’action politique (CAP) et de la mise sur pied d’organisations se définissant comme « marxistes-léninistes ». C’est au cours de cette période que Beaudet s’affirme comme le leader d’un réseau qui se structure autour d’une revue, Mobilisation, et d’une librairie, la fameuse Librairie progressiste, située sur la rue Amherst. Le réseau grossit rapidement, songe à se transformer en une organisation politique autonome avant d’éclater au moment du « procès » évoqué en début de récit et de se rallier au groupe marxiste-léniniste alors le plus puisant, portant le titre ronflant de Ligue Communiste Marxiste-Léniniste du Canada (LCMLC). Exclu, renié par ses camarades, Beaudet est renvoyé à sa solitude et à ses ruminations chagrines, avec lesquelles il rompra par la suite, d’abord en fréquentant le RPS au tournant des années 1980, ensuite en animant le groupe intenationaliste Alternatives. Mais il s’agit là d’une histoire nouvelle non couverte par son récit.
Le témoignage de Beaudet s’avère tout à fait éclairant pour qui s’intéresse à cette période, somme toute encore très peu étudiée. Il l’est aussi pour la réflexion et les conclusions que l’on peut en tirer pour l’action politique qui se réclame aujourd’hui de la gauche. Il signale les écueils et les excès dans lesquels on peut être entraîné lorsque les dogmes figés – fussent-ils ceux du marxisme – tiennent lieu de pensée et d’inspiration politique. On comprend du coup l’intérêt de tenir compte du passé, de ce qui en lui mérite d’être retenu et repris, mais également d’être rejeté énergiquement et sans nostalgie, ce qui est sans doute la meilleure manière de lui être fidèle.