Une émeute peut bien cacher un meurtre...

No 026 - oct./nov 2008

Éditorial du no. 26

Une émeute peut bien cacher un meurtre...

Le Collectif de la revue À bâbord !

On a fait grand cas des émeutes de Montréal-Nord du 10 août dernier : des centaines d’habitantes d’un quartier pauvre de Montréal affrontant les policiers, des voitures brûlées, des commerces pillés. On disserte bien moins sur la mort, sur le meurtre devrait-on dire, du jeune Freddy Villanueva, 18 ans, survenu la veille…

Le meurtre d’un jeune par la police inquiète visiblement moins les faiseurs d’opinion publique que l’atteinte à la propriété privée et à l’ordre public. Il n’y aurait même pas lieu de parler de meurtre, puisqu’en sa qualité de jeune un peu trop basané et attroupé (illégalement, cela va de soi…) sur le coin d’une rue avec une gagne d’individus tout aussi suspects – du fait de leur âge et de leur origine ethnique –, Freddy Villanueva attentait d’emblée à la sécurité des agents de la paix qui ne pouvaient faire autrement que de se sentir menacés et de dégainer en légitime défense.

Rappelons les faits. Le samedi 9 août en début de soirée, un groupe de jeunes jouait aux dés dans le parc Henri-Bourassa lorsqu’une patrouille de deux policiers les accoste. Un témoin des événements rapporte : « Un des policiers a pointé l’un des jeunes et lui a dit de s’approcher, ce qu’il a refusé de faire. Il disait : “Je n’ai rien fait de mal, tu ne peux pas m’arrêter”. Ça n’a pas fait plaisir au policier, qui l’a agrippé. » [La Presse, 10/08] Les policiers passent violemment les menottes à Dany Villanueva en lui frappant la tête sur le capot de leur auto-patrouille. Les amis et le frère de Dany, Freddy, s’interposent ; invectives et échauffourée, l’agent Jean-Loup Lapointe tire. Freddy Villanueva est atteint de trois projectiles dans le ventre. Denis Meas, 18 ans, reçoit une balle dans l’épaule et Jeffrey Sagor Metelus, 21 ans, une balle au thorax. C’est ce qui s’appelle « tirer dans le tas ». Les médias se plaisent à rapporter la version policière : les agents se seraient sentis menacés et auraient agi en légitime défense. Nous avons de la difficulté à croire que des jeunes munis de dés aient pu menacer la vie de deux agents armés.

Comme le prévoit la loi, l’enquête sur la mort d’une personne par un policier sera confiée à un autre corps de police, en l’occurrence la Sûreté du Québec. On peut douter de la légitimité d’une politique qui veut que ce soit des policiers qui enquêtent sur d’autres policiers. Selon Alexandre Popovic, qui s’intéresse depuis plusieurs années aux questions de brutalité policière, l’Unité des enquêtes spéciales (la « police des polices ») en Ontario a, depuis 2003, « blanchi les policiers dans 29 des 31 enquêtes sur des morts d’homme aux mains de la police. Quant aux deux dernières enquêtes, elles ne sont pas encore terminées. » [Cmaq, 22/08] Notons en outre que plus de deux semaines après les événements, les deux policiers impliqués n’avaient toujours pas été interrogés par les enquêteurs de la Sûreté du Québec, alors que tous les autres témoins l’avaient été. Rappelons que cette procédure élémentaire vise à éviter que des témoins (ou des accusés) n’accordent leurs versions des faits.

Ce ne serait pas la première fois que les autorités prennent toutes les précautions pour s’assurer que des policiers-assassins ne soient pas inquiétés outre mesure par la justice. Selon le journaliste Henry Aubin, 53 personnes sont mortes lors d’interventions policières au Québec entre janvier 2005 et septembre 2007 [The Gazette, 12/08]. Mais les policiers tuent en toute impunité depuis belle lurette. On ne connaît pas encore les circonstances exactes de la mort de Mohamed Bennis, tué par un policier… le 1er décembre 2005 à Montréal. Oui, la police tue : Anthony Griffin (19 ans), tué d’une balle dans la tête le 11 novembre 1987 ; Marcellus François (24 ans), assassiné le 6 juillet 1991 ; Richard Barnabé (38 ans), battu à mort dans une cellule d’un poste de police le 14 décembre 1993 ; Martín Suazo (23 ans), tué d’une balle dans la tête, alors qu’il était immobilisé, le 31 mai 1995 ; Jean-Pierre Lizotte (45 ans), battu à mort le 5 septembre 1999 devant le Shed Café ; Michael Kibbe (19 ans), « tombé » de huit mètres de haut, le 8 février 2001, dans le stationnement d’un poste de police…

À Montréal-Nord, 40 % de la population vit sous le seuil de la pauvreté et le revenu moyen par famille est inférieur de 20 000 $ à celui du reste de l’île de Montréal [La Presse, 12 août 2008]. La seule réponse tangible de la Ville de Montréal à cette situation a été de doubler les effectifs policiers « normaux », en plus de déployer à Montréal-Nord une escouade spéciale s’attaquant, prétendument, aux gangs de rue. Car aux affaires municipales comme au niveau fédéral, voilà le type de réponse que notre société offre à l’absence de justice sociale : le profilage racial et la répression en réaction à l’exclusion, la criminalisation des problèmes sociaux comme solution à la détresse sociale, la logique sécuritaire comme panacée à l’indigence et à l’injustice.

Et si nous étions toutes des Freddy Villanueva ? Et si nous attentions tous à l’ordre et à la sécurité, munis de peu de choses, de nos efforts réunis pour s’informer et informer notre entourage, pour en savoir plus au sujet des exactions des compagnies canadiennes à l’étranger, pour lutter contre les coupes en éducation et dans la culture, pour réclamer un réinvestissement public plutôt qu’un phagocytage de notre santé par le privé, pour nous opposer à la guerre et aux inégalités, pour exiger des droits pour toutes, plus de solidarité, plus de justice, plus d’égalité ?

Plus que jamais, la logique sécuritaire alimente cette énorme machine interprétative où se confondent la voix des médias et celle des forces de l’ordre. Elle est devenue l’alibi d’une politique conservatrice et belliqueuse. En carburant à la peur, elle justifie la limitation de la démocratie, la censure, le durcissement des institutions et des lois, l’accroissement du pouvoir de contraindre et de surveiller. Elle encourage la population à la soumission, au conformisme, à la suspicion, à la peur de l’autre et, comme l’écrivait Marx dans La question juive, au repli de l’individu sur son égoïsme, ses intérêts et ses propriétés privés. Elle ne préserve pas tant le droit de chacun de faire tranquillement ses affaires que le devoir de ne faire que cela. Contre cette logique, il nous apparaît une de fois plus nécessaire de continuer de penser en termes de justice, d’égalité et de solidarité envers les exclues et les dépossédées dont la vie vaut bien davantage que quelques voitures brûlées et commerces pillés.

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