Culture
Prentice, les pirates... et vous
En juin dernier, le ministre fédéral de l’Industrie, Jim Prentice, déposait à la Chambre des Communes le projet de loi C-61 visant à « actualiser » la présente loi sur le droit d’auteur. La défense chétive, par le Parti conservateur, de l’arrivée d’un nouveau « droit de l’utilisateur » n’a pas empêché de vigoureuses critiques d’émaner très rapidement. En fait, le projet de loi C-61 fonce dans le même cul-de-sac répressif que le Digital Millenium Copyright Act du gouvernement états-unien, lui aussi fortement décrié depuis plusieurs années.
Notre droit inaliénable : acheter
Si le projet de loi donne effectivement quelques « permissions » aux individus, telles que transférer le contenu d’une cassette vidéo sur un DVD ou enregistrer une émission de télé pour écoute ultérieure [1], dans l’ensemble, tout est conçu pour maximiser la consommation de musique et de films : on ne peut faire qu’une seule copie d’un fichier téléchargé légalement ; copier le contenu d’un DVD acheté en magasin mais protégé par un verrou digital serait illégal, même pour une copie de sûreté (backup) et passible d’une amende allant de 500 à 20 000 $ ; enregistrer un événement ou un film « à-la-carte » (comme sur Indigo par exemple) serait illégal. Ainsi, de nombreux actes faisant maintenant partie du quotidien de millions de gens seraient désormais criminels [2].
Par ailleurs, la notion d’« usage raisonnable » (ou fair use), auquel ont notamment recours les bibliothèques, universités et professeures pour copier des documents à des fins de recherche ou d’enseignement, serait pratiquement de l’histoire ancienne : les contraintes fixées aux bibliothèques (telles que détruire un document électronique reçu d’une autre bibliothèque au plus tard cinq jours après réception) forceraient parfois celles-ci à revenir au format papier. De plus, le partage de notes de cours électroniques avec des étudiantes non inscrits à un cours pourrait également être pénalisé.
Ce qui est présenté comme une loi pour contrer le « piratage » a donc une portée infiniment plus importante pour la population du pays. On trouve dans ce projet de loi une (autre) démonstration des intentions proprement réactionnaires, au vrai sens du terme, du gouvernement conservateur, ainsi que des industries culturelles (pour la plupart américaines, soit dit en passant) dont il défend les intérêts : tout est fait pour bloquer les innovations et empêcher la diffusion publique des idées et la démocratisation de l’accès aux œuvres culturelles.
Nous ne sommes pas des pirates
Un mouvement d’opposition au projet de loi s’est constitué à travers le pays [3], à l’initiative de Michael Geist, professeur de droit à l’Université d’Ottawa et chroniqueur au Toronto Star. Si on ne peut que se réjouir de la rapidité et de la vigueur de la contestation, on peut néanmoins avoir certaines réserves à l’égard de la profondeur de sa critique. On semble miser davantage, peut-être par stratégie politique, sur la défense des « utilisateurs légitimes » (grand-maman qui deviendrait criminelle en gravant un DVD pour son petit-fils) par opposition aux « pirates » (les méchantEs collégienNEs de 19 ans). Il est pour le moins décevant de constater la réticence du mouvement à défendre le partage de fichiers dans son ensemble et à récuser le concept même de piratage.
Pourtant, le lien entre le partage de fichiers et la baisse des ventes de CD, par exemple, est loin d’être établi. Alors que la vente de CD diminue, celle de jeux vidéos et des logiciels augmente, alors que ces secteurs sont également victimes de ce prétendu « piratage ». Certaines études tendent même à démontrer un lien inverse : le téléchargement permet de connaître de nouveaux artistes et ferait donc augmenter les achats [4]. Par ailleurs, les artistes font souvent davantage d’argent par leur tournée de spectacles que par la vente de disques : en ce sens, le partage de fichiers est source de promotion pour les groupes, ce qu’ont compris Radiohead, Nine Inch Nails et bien d’autres artistes moins connus.
En somme, la critique doit aller plus loin : la séparation entre « utilisation légitime » et « pirate », mise en place par les corporations et les gouvernements qui les défendent, n’a pas de fondement substantiel dans la réalité. En quoi les spectateurs de la prestation de Paul McCartney à Québec, qui filment des extraits et les retransmettent sur YouTube, sont-ils « illégitimes » ? Et les personnes qui téléchargent ces extraits plutôt que de payer 18 $ à Illico, en quoi sont-ils illégitimes ? Ils ne le sont que si nous avons intégré l’idée selon laquelle seule une compagnie a le droit de retransmettre les images d’un événement public et gratuit auquel 250 000 personnes ont déjà assisté. Pour paraphraser Jean-Jacques Rousseau qui parlait de la propriété privée, source de l’inégalité sociale : le premier qui, ayant enclos une innovation technologique, s’avisa de dire « ceci est à moi » et trouva des gens assez simples pour le croire, celui-là est le véritable pirate.
Cela dit, de nombreux artistes s’inquiètent de voir leurs revenus s’évaporer par le biais du partage sur le net. Ce souci est légitime : après tout, un groupe ne devrait pas être forcé de faire des spectacles pour recevoir une rétribution pour son travail de studio. Quelles sont les alternatives non répressives à la situation actuelle ? Comment tirer avantage des progrès technologiques et de leur potentiel démocratique, pour les artistes comme pour le public ? J’explorerai ces questions au prochain numéro.
[1] Eh non, ce n’était pas légal auparavant... Ce serait désormais le cas, mais il serait illégal de conserver l’enregistrement une fois l’écoute terminée !
[2] Voir le blogue de Michael Geist (www.michaelgeist.ca) et sa série « A week in the life of the Canadian DMCA » pour de nombreux exemples.
[3] Voir www.faircopyrightforcanada.ca/
[4] Voir les articles de Marie-Ève Morasse, « Piratage : peu d’effet sur les ventes de CD », 12 février 2007 et « Le piratage profiterait à la musique », 8 novembre 2007, disponibles sur www.technaute.cyberpresse.ca.