L’université entre déclin et relance
La recherche universitaire sous influence
Les universités regorgent des ressources intellectuelles essentielles au développement des connaissances et des sociétés. Faut-il alors s’étonner que depuis bon nombre d’années, des bailleurs de fonds cherchent à inciter, voire à contraindre, les universitaires à satisfaire leurs besoins spécifiques ? Sous l’autorité publique ou en provenance du secteur privé, le financement de la recherche exerce une influence de plus en plus déterminante sur les orientations et les objets de recherche universitaire. Plusieurs s’en inquiètent et craignent que les professeures perdent les conditions et la liberté académique qui garantissent l’intégrité de la recherche comme service public.
Comme l’exprimaient plusieurs auteurs dont les textes sont diffusés dans l’édition de mai 2008 [1] de la revue L’Autre forum, la recherche universitaire est plus que jamais « sous influence ». Plusieurs facteurs relevant du système qui l’« encadre » en sont la cause, en particulier les politiques publiques.
Ébranlées par un sous-financement de base persistant depuis le milieu des années 90, les universités le sont doublement par le mirage que crée le déversement substantiel de fonds pour des infrastructures et des activités de recherche. Les subventions et contrats de recherche octroyés aux universités ont crû à un rythme spectaculaire depuis une vingtaine d’années. En provenance des gouvernements québécois, canadien et de sources privées et parfois communautaires [2], ces argents ont contribué à regarnir les goussets des universités, mais à quel prix ?
Au tournant des années 2000, les gouvernements canadien et québécois revoient leurs politiques relatives au financement de la recherche et consacrent leur volonté de faire des universités des vecteurs du développement économique et commercial. Ils restructurent les organismes responsables de l’attribution des subventions aux universités et aux professeures. Ainsi, sans avoir fait précéder cette décision d’un réel débat démocratique, ils façonnent les politiques et programmes subventionnaires en substituant graduellement de nouveaux objectifs « nationaux » aux finalités classiques de développement des connaissances fondamentales et de soutien à la démarche scientifique des chercheures et chercheurs. L’innovation devient prioritaire alors qu’on attend de la recherche qu’elle contribue à la compétitivité des entreprises dans le contexte de la globalisation économique. Ce faisant, les gouvernements canadien et québécois s’inspirent des propositions développées par des organisations internationales à vocation économique comme l’OCDE.
L’élaboration de ces orientations découle de processus consultatifs, dont les termes et les conclusions furent fortement dénoncés par les organisations syndicales représentant le corps professoral québécois et canadien. Outre la place démesurée désormais accordée à une composante de la société – les entreprises privées – dans l’ensemble du système subventionnaire, ce sont les conséquences désastreuses sur le sens même de la recherche publique et sur la liberté intellectuelle qui inquiètent. La redéfinition de la recherche publique prend aussi appui sur le démantèlement des compétences gouvernementales au plan de la recherche [3] ainsi que sur la consolidation d’une perspective pancanadienne.
Concrètement, en 2008, des ministères à vocation économique – le ministère québécois du Développement économique, de l’Innovation et de l’Exportation (MDEIE) et Industrie Canada – assument la responsabilité des politiques en matière de recherche. Un Québec innovant et prospère [4] guide les orientations des organismes subventionnaires et les augmentations budgétaires allouées à chacun d’eux garnissent beaucoup plus copieusement les fonds des organismes en santé (FQRS) et en nature et technologie (FQRNT) que le fonds de recherche sur la société et la culture (FQRSC) [5].
Le gouvernement canadien, se présentant comme relativement « généreux » en matière d’octrois pour les infrastructures et la recherche, évite pourtant de rétablir, à la hauteur des demandes pressantes du milieu québécois de l’éducation, les transferts aux provinces aux fins de l’enseignement supérieur. C’est sciemment qu’il utilise ses programmes subventionnaires afin d’influer sur les priorités universitaires, notamment celles de la recherche. Il instaure entre autres les Chaires de recherche du Canada, le Fonds canadien pour l’innovation (FCI), Génome Canada et restructure les organismes subventionnaires tels les Instituts de recherche en santé du Canada (IRSC), le Conseil de recherche en sciences naturelles et en génie (CRSNG), le Conseil de recherche en sciences humaines du Canada (CRSH).
En somme, un certain renflouement des budgets universitaires octroyés pour des infrastructures et des activités de recherche se fait au détriment de la consolidation du financement de base qui résulterait d’une conception intégrée de l’université. Il se fait aussi en forçant la recherche publique à se travestir en recherche dirigée par les finalités économiques, commerciales, voire politiques des gouvernements et du secteur privé.
Les professeurs, en première ligne des perturbations
Les professeurEs sont fortement incités à composer avec cette conception productiviste et utilitariste de la recherche universitaire, à viser les cibles fixées et à répondre aux exigences afin d’accroître leurs chances de décrocher des fonds dans le cadre de concours de plus en plus compétitifs. La pression qui s’exerce sur eux pour accentuer la dissociation attendue entre les volets enseignement et recherche de leur travail vise à les soumettre à un type et à un rythme de production auparavant étrangers au milieu universitaire.
Les fonds ne suffisent pas à satisfaire les demandes. Comme l’exigent plusieurs programmes, on attend aussi des professeures qu’ils accentuent leurs compétences d’entrepreneurs en sollicitant des fonds complémentaires auprès de pourvoyeurs privés, qu’ils obtiennent des contrats et commandites, qu’ils deviennent des gestionnaires de grandes équipes et qu’ils greffent leurs travaux à ceux de réseaux étendus, pancanadiens et internationaux. Des entreprises en profitent pour puiser à « rabais » dans le milieu universitaire la main-d’œuvre susceptible de contribuer à leurs programmes d’« innovation ». Les rapports universités-entreprises s’accentuent et prennent de nouvelles formes partenariales.
Plus encore, alors même que les enveloppes pour la recherche ont crû de manière importante, leur répartition n’a pas permis d’accroître les taux de succès aux concours – dans certains cas les refus avoisinent les trois quarts –, entraînant un gaspillage criant de temps, d’énergie et de créativité de la part de celles et ceux qui doivent réitérer leurs demandes à plusieurs reprises, se conformer toujours plus étroitement aux conditions des programmes, voire abandonner leurs pistes de recherche parce qu’elles ne coïncident pas avec les orientations privilégiées. La recherche libre et la recherche individuelle deviennent difficiles à réaliser, faute de soutien.
Dans certains domaines plus propices aux retombées commerciales – recherche en santé, technologies et génie – lorsqu’il y a possibilité d’obtenir des brevets, de céder des licences, de créer des entreprises dérivées, d’effectuer des transferts vers des entreprises en mesure de commercialiser les résultats de la recherche, les professeures sont parfois amenés à adopter une logique qui les éloigne de celle de la recherche publique et de l’université. Les fractures entre les disciplines, les départements, les facultés s’accentuent ainsi et deviennent des sources de conflits d’autant plus forts que l’on s’acharne à appliquer le modèle « productiviste » sans égard aux disciplines et aux champs d’études.
Dans tous les domaines, les professeures sont encouragés à devenir des producteurs de connaissances dites « utiles » et si possible ayant des retombées mesurables à court terme. Ils voient ainsi leur liberté de recherche décliner. Plusieurs craignent que ces tendances compromettent leur liberté académique et précipitent la disparition de la recherche libre et de la recherche individuelle, voire de la recherche fondamentale.
Y a-t-il détournement d’université ?
De tout temps, les universités ont été des foyers de créativité et de découvertes, des lieux d’expérimentation scientifique, des espaces de réflexion critique et de transmission de connaissances. Ce n’est pourtant que récemment que l’on a, au Québec, consacré l’université comme un service public [6]. Cette affirmation essentielle de la nature de l’institution universitaire n’a pas été suivie du rétablissement du financement requis pour l’accomplissement des responsabilités qui en découlent. On a plutôt maintenu des décisions prises au moment où le système universitaire québécois commençait tout juste à se constituer avec une certaine cohérence qui laissait pourtant présager un avenir prometteur : coupes dans le financement de base, transfert de la responsabilité de la recherche universitaire à un ministère autre que celui de l’éducation. Ces deux décisions fournissent à des bailleurs de fonds moins engagés envers la mission éducative des universités l’occasion d’accentuer leurs pressions – voire leur mainmise – sur les orientations universitaires.
Pour les universités, assumer leur mission de recherche publique exige un financement adéquat octroyé dans le respect des libertés universitaire et académique. Sans garantie pour les professeurEs de pouvoir mener des activités de recherche et de création librement choisies à l’abri de pressions visant à limiter la diversité des thèmes et des méthodologies et à entraver la publication et la diffusion de résultats, la mission de service public est détournée.
Pour les professeurEs, la reconnaissance de leur liberté académique exige l’exercice de responsabilités professionnelles et éthiques. Ces responsabilités imposent d’éviter tout conflit d’intérêt et de résister aux pressions susceptibles de pervertir leurs activités de recherche, par exemple en les mettant au service d’intérêts économiques, politiques ou financiers. La liberté de recherche scientifique suppose aussi la mise en valeur de la biodiversité, le respect de la dignité humaine et des formes de vie non humaines et l’acceptation des limites de la connaissance.
Rendus vulnérables par un contexte hyper compétitif, des pressions à la performance, l’insuffisance des budgets de recherche, la valorisation du prestige et de la notoriété, les professeures se trouvent de plus en plus devant des dilemmes. Pour accroître leurs succès aux concours, ils optent pour des projets s’inscrivant dans des priorités clairement énoncées et débouchant sur des résultats concrets et transférables à l’entreprise privée. Des pistes de recherche issues d’une démarche scientifique autonome sont alors mises en veilleuse dans un univers de plus en plus soumis à la dictature des retombées concrètes plutôt qu’à la pertinence scientifique.
Pourtant, les professeurEs sont les principaux responsables du haut niveau d’intégrité intellectuelle des universités. Cette intégrité et la liberté académique qu’elle suppose garantissent une réponse adéquate aux attentes légitimes de la population : recherches indépendantes, expression libre d’analyses éclairées, contribution au progrès scientifique et au développement du Québec dans ses dimensions sociales, politiques, culturelles et économiques. S’il est souhaitable que les recherches universitaires produisent des retombées concrètes, commerciales ou non, il n’est nullement acceptable que ce soit cette finalité qui oriente le travail universitaire.
Défi des universités : évoluer tout en gardant le cap
Les universités sont bien vivantes. Elles ont toujours été et demeurent des lieux de confrontations politiques au sens large et elles doivent le rester, à l’abri des diktats qui pourraient mener à une dégradation des valeurs et de leur mission de service public. La recherche publique effectuée dans les universités exige le maintien du lien indissociable entre l’enseignement et la recherche, le libre choix des objets de recherche, la diffusion libre, large et gratuite des résultats de recherche, la transparence et la collégialité comme mode d’organisation et de gestion des universités.
Les « personnages centraux » de l’institution universitaire – professeurEs et étudiantEs – comprennent la nécessité d’ajuster le fonctionnement des universités aux conditions de la société en continuelle transformation. Ils assumeront leurs responsabilités de répondre aux attentes sociétales s’ils sont correctement assistés par les gouvernements, les administrations universitaires et la société dans son ensemble. Ceux-ci doivent surtout garantir le maintien d’une frontière claire entre les universités, leurs partenaires et le gouvernement, ce afin d’éviter une redéfinition de l’institution universitaire et de la recherche publique qui pourrait à moyen terme ébranler les fondements de la recherche scientifique au Québec.
[1] Voir http://sgpum.com/images/Autre_Forum/08 _af_mai_150%20%282%29.pdf .
[2] Depuis plusieurs années, près de 20 % des budgets de fonctionnement des universités québécoises proviennent de sources autres que les gouvernements et les contributions étudiantes. Les fonds en provenance du gouvernement fédéral, essentiellement reliés à des subventions pour équipements et activités de recherche, représentent en 2005 quelque 13 % des budgets de fonctionnement des universités, en hausse significative depuis 1998 (7,7 %).
[3] Cela découle du contexte de l’allégement progressif des administrations québécoise et canadienne et du démantèlement des laboratoires fédéraux. Ces mesures ont des conséquences significatives sur la capacité gouvernementale d’exercer un jugement critique éclairé au sujet des orientations de la recherche.
[4] Voir http://www.fqrsc.gouv.qc.ca/comm_publ/pdf/ strategie-innov-2006.pdf .
[5] Les organismes subventionnaires obtiennent des enveloppes budgétaires plus substantielles en santé (FQRS) et en nature et technologie (FQRNT) qu’en sciences humaines et sociales (FQRSC) alors que ces dernières regroupent quelque 40 % des professeures. Pour 2008-2009, les crédits du gouvernement québécois prévoient respectivement 75 200 000 $, 49 419 700 $ et 48 832 900 $.
[6] Pour mieux assurer notre avenir collectif, politique à l’égard des universités adoptée en 2000.