L’université entre déclin et relance
L’ennemi est à nos portes...
Et si on regardait à l’intérieur ?
Quelques événements récents ont propulsé la gouvernance universitaire sous les projecteurs, laissant le champ libre à la critique du modèle actuel basé sur la collégialité. Certains ont décrié le conflit d’intérêt potentiel des universitaires qui se gèrent eux-mêmes, appelant en renfort la présence d’administrateurs externes apparemment dénués d’intérêts qui viendraient, dans un élan de sollicitude, mettre à profit (excusez le jeu de mot bien volontaire) leurs compétences pour assurer une saine gestion des fonds publics. D’autres, en réaction à la menace d’intrusion d’éléments externes dans la gestion universitaire, ont tenté de mobiliser les collègues pour résister à l’ennemi qui gagnerait du terrain. Les entreprises privées seraient ainsi sur le point de réussir à enjamber le fossé autour du château fort universitaire, armées du bélier néolibéral pour enfoncer le pont-levis et prendre le contrôle…
Or, sans nier l’existence d’un tel « ennemi » en provenance de l’extérieur des murs de l’institution, pourquoi ne pas tourner le regard vers l’intérieur, vers les premiers acteurs de la vie universitaire, vers les professeurs eux-mêmes ?
Plusieurs auteurs ont décrit l’université comme un lieu de luttes symboliques. Emmanuel Kant a traité du « conflit des facultés », alors que Pierre Bourdieu a sérieusement remis en question l’existence de l’objectivité et de la neutralité scientifique. Ainsi, dans cette lutte symbolique pour la reconnaissance, la recherche scientifique est devenue une arme de prédilection pour justifier un apport à la société et ce faisant, pour se différencier des autres ordres d’enseignement. Mais, paradoxalement, c’est précisément à l’aide de cette arme que s’insinue l’essence du néolibéralisme au cœur même de l’université. Et ce, avec la pleine complicité des professeurs qui exercent en toute bonne foi leur profession. Je m’explique.
Au Québec, la tâche des professeurs d’université doit se partager entre trois principales composantes que sont l’enseignement, la recherche et les services à la collectivité. En théorie, ces composantes de la tâche sont tout aussi importantes les unes que les autres. L’enseignement constitue le lieu d’exercice privilégié du lien entre les professeurs et les étudiants. La recherche permet le développement de nouvelles idées ou de nouvelles théories pour le plus grand bien de l’avancement de la Science et des connaissances. Le dernier volet de la tâche est, somme toute, un fourre-tout qui inclut autant les implications au sein des jurys d’évaluation d’articles, de subventions ou de bourses (la fameuse évaluation par les pairs), que les implications au sein de diverses instances décisionnelles ou consultatives de l’institution. C’est donc par ce volet de la tâche que prend forme la collégialité, mode de gestion unique en son genre.
La recherche prend trop de place
Or, la composante recherche prend une ampleur démesurée à l’université et une tournure pour le moins mercantile. Les universités encouragent fortement leurs professeurs à obtenir des subventions de recherche qui, en plus de contribuer au prestige de l’institution, permettent d’en renflouer les coffres. L’obtention de ces subventions de recherche (idéalement octroyées par un jury de pairs) accompagne la publication (aussi nombreuse que possible) d’articles scientifiques dans des revues avec comités de lecture. Et la roue tourne : davantage de publications pour davantage de subventions, davantage de subventions pour davantage de publications… L’implacable logique du néolibéralisme s’exprime ici librement. Il faut voir les formulaires de demande de subvention : le chercheur remplit des cases pour indiquer combien il a publié d’articles, combien il dirige d’étudiants, combien de dollars il a obtenus antérieurement et en annexe, si le cœur lui en dit, il indique le sujet des publications ou des travaux de ses étudiants, et j’exagère à peine !
Les professeurs et, par extension, les départements ou les facultés qui reçoivent le plus de subventions sont alors très valorisés par l’institution et par les pairs, à grandes pages dans les journaux universitaires et dans les publicités vantant la « qualité » de l’institution. Dans cet esprit, tout ce qui détourne les professeurs de la recherche doit être minimisé. Les subventions de recherche donnent souvent droit à un ou plusieurs dégrèvements de cours et certaines universités poussent même la logique jusqu’à fixer des barèmes établissant le nombre de dégagements d’enseignement octroyés par tranches de milliers de dollars de subvention obtenue.
Alors, si l’enseignement est perçu comme une entrave à la recherche, que dire des services à la collectivité ? Quoi de plus « improductif » pour un professeur que de « perdre » une demi-journée dans une réunion pour décider de modifications à un programme d’études, à siéger dans une instance syndicale ou dans une assemblée départementale ? Pourtant, c’est au sein de ces instances que prend forme l’institution et que se défendent les principes qui la gouvernent.
Donc, les professeurs devraient être les premiers défenseurs des principes universitaires, mais trop pris qu’ils sont à « faire avancer la science », ils en sont venus à laisser à d’autres le soin de définir l’institution dans laquelle ils oeuvrent.
Au détriment de l’esprit critique
Dans le contexte précédemment décrit, on assiste à une spécialisation de la réflexion des universitaires, c’est-à-dire que chaque professeur consacre l’essentiel de son temps à son thème de recherche, qui est très précis pour arriver à se distinguer des autres collègues dans ce champ, délaissant quelque peu la réflexion plus globale sur son institution, voire sur le programme dans lequel il enseigne.
Ainsi, aux dires de plusieurs professeurs, la réflexion critique sur l’institution ou sur les orientations qui y sont données est laissée « aux autres », dans un acte de foi aux collègues qui trouvent le temps de s’y intéresser. Il arrive d’ailleurs assez souvent que le ou les collègues qui font preuve d’esprit critique font soupirer d’exaspération les « chercheurs » qui attendent avec impatience la fin de la réunion pour aller faire autre chose de plus « productif »… Et n’allez pas croire que je déverse ici mon fiel sur les professeurs subventionnés, j’en suis un et je me surprends parfois à me prendre au jeu de la « productivité » !
Les débats de fond sur les orientations d’un département ou sur les pratiques de gestion de l’université ne sont pas monnaie courante dans une institution pourtant gérée en collégialité. La bureaucratisation et la réglementation à outrance font en sorte que les réunions sont réglées au quart de tour et les ordres du jour toujours surchargés. Dans ces conditions, les discussions de fond sont un luxe que bien peu peuvent se payer.
Il en résulte les dérives auxquelles nous assistons présentement dans les universités québécoises. Ces dernières semblent guidées par la cupidité, la soif de conquérir de nouveaux marchés pour aller appâter toujours plus de « clientèle », pour y construire de nouveaux bâtiments, y ériger de nouveaux campus dans une volonté presque colonisatrice, d’étendre les frontières de l’empire…
En guise de conclusion : résister !
Devant ce triste constat, que devons-nous faire ? Doit-on encourager les professeurs à faire moins de recherche ? Bien sûr que non ! Il faut viser un équilibre entre les composantes de la tâche de professeur. L’enseignement et la recherche doivent être perçus comme des entités indissociables, guidées et imprégnées par l’esprit critique, qui s’exercent dans une véritable collégialité. Actuellement, dans une logique mercantile où l’université est devenue une arme au service des gouvernements engagés dans « l’économie du savoir », les professeurs sont en quelque sorte forcés de faire de la recherche « utile ». D’ailleurs les services de valorisation de la recherche foisonnent dans les universités et tentent d’en vendre les découvertes « rentables ». Dans ce contexte, le sens critique n’a pas une cote très élevée, tout comme les attentes des « investisseurs » à son égard ! Ce déficit d’esprit critique marque cette très grosse machine qu’est devenue la recherche universitaire et, par voie de conséquence, toute l’institution universitaire. D’ailleurs, les professeurs y sont souvent happés, presque sans s’en rendre compte, surtout les nouveaux qui souhaitent prendre leur place dans cette vénérable institution.
En effet, la recherche constitue bien souvent la clé de voûte de l’obtention de la permanence et de la promotion. Cette permanence est d’ailleurs une condition sine qua non à l’exercice de la liberté académique qui distingue les professeurs d’université des autres enseignants. Or, de manière plutôt paradoxale, il faut entrer dans le moule de la « productivité » en recherche pour obtenir la permanence et le droit de critiquer librement !
Pierre Bourdieu écrivait que « Le privilège des intellectuels c’est qu’ils ont le temps. » Or, dans l’actuelle course à la performance, on dirait que le temps manque pour la réflexion critique et l’exercice d’une véritable collégialité. Pourtant, ces deux avenues semblent prometteuses afin de sortir de la passivité qui a conduit aux dérives actuelles des universités québécoises.