Des conseils pédagogiques du professeur Feynman

No 61 - oct. / nov. 2015

Éducation

Des conseils pédagogiques du professeur Feynman

Normand Baillargeon

Connaissez-vous Richard Feynman (1918-1988) ? Cet attachant et iconoclaste personnage est un des plus grands physiciens du 20e siècle, mais aussi, et c’est à ce titre que je veux en parler ici, un des plus éminents professeurs de physique. Mais d’abord un (très bref) mot sur l’homme et son œuvre.

Le physicien et le personnage

Très jeune, le petit Feynman démontre de l’intérêt et de grandes aptitudes pour la mécanique. Sa curiosité intellectuelle est nourrie par un père qui l’incite à poser et se poser des questions. Par exemple, lisant avec lui dans un article d’encyclopédie sur les dinosaures la hauteur de l’un d’entre eux, il demande à l’enfant de traduire en termes concrets ce que cela repré­sente pour lui – la tête de l’animal atteindrait-elle telle fenêtre de tel immeu­ble ? Quant à sa mère, elle possède un sens de l’humour dont il héri­tera.

Staccato, on aura ensuite : études de physique ; participation à la construction de la bombe atomique ; passion pour le bongo ; enseignement universitaire ; finalement à Caltech (California Institut of Technology), invention des fameux diagrammes qui portent son nom.

Feynman se fait aussi précurseur de la nanotechnologie dans une conférence de 1959 où il assure qu’il y a plein de place, tout en bas [1] ! Il reçoit le prix Nobel de physique en 1965 pour des travaux portant sur l’électrodynamique quantique.

Outre ses travaux scientifiques, Feynman écrit de nombreux textes de vulgarisation et de savoureux écrits biographiques. Il déchiffre aussi des textes mayas et rêve d’aller en Asie centrale, à Tuva plus précisément.

À la fin de sa vie, il est membre de la Commission d’enquête sur l’explosion de la navette Challenger, où il joue un rôle crucial, mais en solitaire et en libre-penseur. Il signe seul des observations personnelles dans le rapport de la commission. On y lit ce passage, devenu célèbre : « Pour qu’une technologie soit couronnée de succès, la réalité doit prendre le dessus sur les rela­tions publiques, car on ne peut pas tromper la nature. »

Sur son lit de mort, il lancera : « Je détesterais devoir mourir deux fois. C’est tellement ennuyant. »

Le professeur : « The great explainer »

Feynman aimait l’enseignement et le super-chercheur qu’il était a volon­tiers accepté de donner des cours de premier cycle universitaire. C’est d’ailleurs cet enseignement qui fournit la matière de son fameux cours de physique (The Feynman Lectures on Physics).

Le « grand explicateur » pensait que s’il n’arrivait pas à enseigner clairement une idée à des non-initiés, c’est qu’il l’avait insuffisamment comprise lui-même ou qu’on ne la comprenait pas assez. Il réussissait si bien à ce jeu qu’un collègue de l’époque a écrit avoir eu l’impression que si certains professeurs n’utilisaient pas son manuel, c’est qu’ils ou elles craignaient d’être incapables de répondre aux questions que les étudiant·e·s, ayant si bien compris tant de choses, pourraient leur poser.

Mais il arrivait aussi au « grand explicateur » d’échouer. Ainsi, quand un collègue lui demandera d’expliquer à des débutants une notion très pointue de physique quantique, il y pensa quelques jours et avoua ne pas y être arrivé. Il conclut que c’était parce qu’on (et pas seulement lui) ne comprenait pas encore assez cette notion. S’il a raison sur ce point, alors c’est nous, au Québec, qui nous trompons en formant des enseignant·e·s en sciences dont on n’exigerait pas assez de savoir disciplinaire.

Comment un cours de Feynman se déroulait-il ? Les témoins rapportent qu’il arrivait juste un peu avant le début du cours, qu’il commençait à l’heure précise en sortant deux toutes petites feuilles de sa poche : ses notes de cours.

Tout donne à croire que la leçon était soigneusement pensée et conçue un peu comme une pièce de théâtre, avec une introduction, un développement, un climax et un dénouement. Il terminait typiquement à l’heure précise prévue, à la minute près.

Pour illustrer la manière Feynman d’exposer une idée, prenons l’atome comme objet.

Leçon sur l’atome

Je ne choisis pas entièrement ce sujet au hasard, qui est au demeurant la première leçon de ses Lectures on Physics. Selon Feynman, en effet, dans l’éventualité où un cataclysme nous contraindrait à ne pouvoir conserver qu’une seule phrase de tout notre savoir en physique, cette phrase serait : « Tout est composé d’atomes – de petites particules qui bougent en un mouvement perpétuel, qui s’attirent les unes les autres quand elles sont rapprochées, mais qui se repoussent si on les comprime. » Elle condense, dit-il, si on y appli­que un peu de pensée et d’imagination, une prodigieuse quantité d’informations sur le monde.

Comment Feynman procédera-t-il pour ouvrir (on ne pourra aller plus loin) son cours avec sa classe de premier cycle sur l’atome ?

Il commence avec quelque chose de très concret : une goutte d’eau sur la table – de l’eau, note-t-il, qui est, comme toujours, lisse et continue ; et avec cette goutte d’eau, une opération mentale facilement compréhensible : l’agrandir, en imagination. Les agrandissements sont progressifs et ce qu’on observerait à chaque fois est décrit concrètement par Feynman.

Agrandie 2 000 fois, la goutte d’un quart de pouce a 40 pieds de diamètre et demeure lisse et continue, à part quelques paramécies qui intéresseront les biologistes.

On l’agrandit encore 2 000 fois. Elle a à présent un diamètre de quelque 15 miles ! Cette fois, l’apparence lisse s’est estompée et ce qu’on voit ressemble à la foule d’un match de football vue de très loin.

On l’agrandit encore, 250 fois. On observe alors les fameux atomes, repré­sentés par des cercles noirs entourés de deux petits cercles blancs. Feynman est aussitôt soucieux de mettre en garde contre ce que cette image a de trompeur : les atomes n’ont pas ces frontières précises que leur représentation donne : ils ont trois dimensions et pas deux ; ils bougent constamment ; ils s’attirent les uns les autres et sont comme « collés » les uns aux autres ; mais si vous voulez les rapprocher, ils se repoussent.

Ces opérations faites, il donne une information chiffrée : ces atomes ont un rayon de 1 (ou 2) x 10-18, où 10-18 est un angström. Mais il illustre aussitôt concrètement cette idée : si on agrandit une pomme à la grosseur de la Terre, un atome est gros comme la pomme dont on est parti !

La leçon se poursuit sur plusieurs pages encore, mais ce qui précède donne une première idée de la manière Feynman, qu’il déploie sans cesse.

Des leçons du maître

On a analysé comment il s’y prend dans cette leçon. Voici quelques éléments de cette analyse – le texte est en référence si on veut aller plus loin. Feynman a en tête des axiomes, des idées centrales qu’il veut faire comprendre. C’est son savoir d’expert, très abstrait. Il commence sa leçon, on l’a vu, en suscitant l’intérêt de celle-ci selon lui : il sera question de la plus importante idée en physique !

Mais une explication en classe n’est pas une explication en science. La première sera moins étoffée, moins rigoureuse et sa complexité dépendra du niveau auquel se trouvent les étudiants.

Il s’adapte donc à son auditoire en misant sur ce que celui-ci sait et en usant d’analogies qu’il peut comprendre, d’exemples, de modèles qui permettent de s’approcher du savoir d’expert et de ses axiomes, ne dédaignant pas, chemin faisant, les anthropomorphismes et les téléologies, mais en soulignant partout les imperfections de ses comparaisons, lesquelles sont très nombreuses et variées. Il alterne alors macro-explications, holistiques, globales et micro-explications ; autrement dit, il va de la vision d’ensemble aux détails et inversement.

Enfin, il sait à chaque fois éliminer les informations non pertinentes et qui risquent de brouiller le message. « Les enseignant·e·s qui débutent, écrit David F. Treagust, tendent à présenter l’information de manière linéaire, alors que Feynman, l’expert scientifique et pédagogue, déduit ou induit ses répon­ses de manière parcimonieuse et créatrice de quelques axiomes et construit de la sorte un réseau de concepts qui sont compris. »


[1« There’s plenty of room at the bottom  » était le titre de sa communication, évoquant par là l’infiniment petit. NDLR.­­

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