Pathologies gestionnaires en éducation

No 61 - oct. / nov. 2015

Négociations 2015

Pathologies gestionnaires en éducation

Jean-François Lessard

Le gouvernement du Québec déposait, en décembre 2014, ses offres aux employé·e·s de l’État en vue du renouvellement des conventions collectives échues en mars dernier. Jusqu’à maintenant, l’essentiel de l’attention a été porté sur la rémunération : les augmen­tations proposées sont faméliques et les conditions d’accès à la retraire ne cessent de se durcir.

Au-delà d’une nouvelle course au déficit zéro, dans une société qui n’a pourtant jamais produit autant de richesse, l’approche du gouvernement Couillard reflète assez fidèlement une conception largement répandue au Québec qui n’a jamais accordé, hormis au moment de la Révolution tranquille, une grande valeur aux commis de l’État chargés de veiller au bon fonctionnement des diverses missions du service public, pourtant considérées comme essentielles.

Changement de paradigme

Là où les offres sont beaucoup plus intéressantes, c’est en ce qui concerne, entre autres, les offres sectorielles, notamment au niveau collégial. Ces offres sont dignes d’intérêt dans la mesure où elles sont révélatrices des transformations actuellement à l’œuvre dans la société québécoise.

Dans un premier temps, soulignons que Québec est arrivé à la table de négociation avec un document qui est essentiellement un copier-coller des demandes de la Fédération des cégeps. Cette organisation – très mal nommée, car elle laisse entendre qu’elle représente l’ensemble des cégeps – est en réalité la porte-parole uniquement des directions collégiales. Elle n’a jamais représenté rien d’autre, ni les étudiant·e·s ni le corps enseignant. Notons donc que le changement dans l’approche est important. Fut une époque, pas si lointaine, où le gouvernement se présentait comme étant au-dessus des revendications des différentes parties et cherchait à arbi­trer le litige en ayant l’idée de l’intérêt commun en tête. Or, de faire siennes les demandes des direc­tions collégiales, cela constitue un changement révélateur de la marginalisation des employé·e·s de l’État.

Un autre élément fort significatif des nouvelles dynamiques en vogue concerne la pression continue en faveur de la bureaucratisation du système d’éducation. Par exemple, Québec veut revoir la formation des comités d’embauche des professeur·e·s au niveau collégial. Actuellement, ceux-ci sont composés de deux gestionnaires et de trois professeurs, ces derniers sont donc majoritaires par une seule voix : on souhaite inverser le rapport en faveur des gestionnaires. Québec se propose également de faire siéger des gestionnaires sur les comités de révision de note. Dans sa formule actuelle, quand un·e étudiant·e demande à ce que la note d’une évaluation soit révisée, un comité de professeur·e·s accomplit cette tâche. Le gouvernement annonce vouloir également « assurer la responsabilisation des intervenants ». Comment ? Les professeurs sont-ils des irresponsables ou à tout le moins pas assez responsables ? Ils sont pourtant déjà évalués (via leur enseignement, leurs méthodes pédagogiques, leurs plans de cours, leur implication départementale, etc.), mais insuffisamment avance-t-on. Il faudrait augmenter le nombre et le genre d’évaluations, et ce serait aux gestionnaires d’assurer l’efficacité du processus. Enfin, Québec revient une nouvelle fois à la charge à propos des coordonnateurs et coordonnatrices de département qui sont, aujourd’hui, des pairs élus par les assemblées professorales. Là encore, le gouvernement, courroie de transmission de la Fédération des cégeps, voudrait y voir des gestionnaires. Le mode de fonctionnement souple et collégial qui caractérise les départements des cégeps semble déplaire grandement à l’esprit managérial.

Contre l’autonomie

Évidemment, de telles demandes minent de façon importante l’enthousiasme et le moral du corps enseignant. De laisser entendre que des gestionnaires sont mieux placés que des enseignant·e·s pour décider qui est apte à l’enseignement ; que les professeur·e·s ne devraient pas avoir le choix des collègues avec qui ils et elles vont travailler durant leur carrière ; mais aussi que des gestionnaires sont capables d’évaluer si un·e étudiant·e a bien compris la pensée d’un·e philosophe, bien appliqué une théorie en sociologie ou correctement commenté une œuvre littéraire relève d’une attaque frontale contre l’autonomie des professeur·e·s. Transformer les coordonnateurs·trices de département en gestionnaires l’est également. D’écrire noir sur blanc qu’il faut « assurer la responsabilisation » de ceux et celles qui ont décidé de consacrer leur vie à l’enseignement – et sachant qu’ils sont déjà soumis à de très et trop nombreuses évaluations de toutes sortes – relève presque de l’injure.

Mais il n’y a pas que l’autonomie professorale qui est ici en jeu. Malgré le discours dominant véhiculé dans l’espace public et par la plupart des politicien·ne·s, c’est à un bourbier bureaucratique auquel l’on promet le système d’éducation avec de telles demandes. En multipliant les interventions des gestionnaires, on détourne le système d’éducation de son rôle fondamental. Si autant de pouvoirs leur sont accordés , il est évident que ceux-ci demanderont de nouvelles ressources, notamment plus de postes afin de prendre en charge leurs nouvelles responsabilités. Or, les gestionnaires constituent le groupe d’employé·e·s qui a vu leur part croît davantage que tous les autres corps d’emplois, aussi bien en éducation qu’en santé, depuis trois décennies. De plus, étant très (trop ?) bien rémunérés, ils pèsent de plus en plus sur les budgets de fonctionnement. Tout devient affaire de management ! Les organismes (aussi bien publics que privés) fonctionnaient pourtant relativement bien avant l’invasion de cet esprit gestionnaire. Cette inflation inconsidérée et irréfléchie témoigne d’une pathologie de l’époque présente, celle, comme l’a très bien démontré le sociologue Vincent de Gaulejac, d’une société carrément « malade de sa gestion ».

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